HHhH
parution du livre de Jonathan Littell, et son succès, m’ont un peu
perturbé. Je peux toujours me rassurer en me disant que nous n’avons pas le
même projet, je suis bien obligé de reconnaître que nos sujets sont assez
proches. Je suis en train de le lire, et chaque page me donne envie d’en faire
des commentaires. Il faut que je réprime cette envie. Je mentionnerai
simplement qu’il y a un portrait d’Heydrich au début du livre. Je ne citerai
qu’une seule phrase : « ses mains paraissaient trop longues, comme
des algues nerveuses attachées à ses bras », parce que, je ne sais pas
pourquoi, j’aime bien cette image.
192
Je dis qu’inventer un
personnage pour comprendre des faits d’histoire, c’est comme maquiller les
preuves. Ou plutôt, comme dit mon demi-frère, avec qui je discute de tout cela, introduire des éléments à charge sur les lieux du crime alors que les
preuves jonchent le sol …
193
C’est une ambiance de photo en
noir et blanc qui flotte fatalement sur Prague en 1942. Les passants hommes
portent des chapeaux mous et des costumes sombres, tandis que les femmes
portent ces jupes cintrées qui leur donnent à toutes des airs de secrétaires.
Je le sais, j’ai les photos devant moi. Enfin non, j’avoue, j’exagère un peu,
pas toutes des secrétaires. Des infirmières aussi.
Des policiers tchèques, postés
au milieu des carrefours pour régler la circulation, ressemblent bizarrement à
des bobbies londoniens, avec leur drôle de casque, alors que l’on vient
justement d’adopter la conduite à droite, allez comprendre…
Les tramways qui passent et
repassent en émettant leur petit son de clochette ont l’apparence de vieux
wagons de train rouge et blanc (mais comment puis-je le savoir, puisque les photos
sont en noir et blanc ? Je le sais, c’est tout). Ils ont des phares ronds
qui sont comme des lanternes.
Les façades des immeubles dans
Nové Město arborent des néons lumineux qui font de la réclame pour toutes
sortes de choses : de la bière, des marques de vêtements, et Bata, le
célèbre fabricant de chaussures, évidemment, au pied de la place Wenceslas,
cette place qui a tout d’une avenue géante, presque aussi longue et large que
les Champs-Elysées.
À vrai dire, la ville entière
semble se couvrir d’inscriptions, et pas seulement de réclames. Des V
prolifèrent partout, symboles au départ de la Résistance tchèque, mais
récupérés par les nazis comme une exhortation à la victoire finale du Reich en
guerre. Des V sur les tramways, les voitures, parfois même gravés sur le sol,
des V partout, que se disputent les forces idéologiques en présence.
Sur un mur nu, des
graffittis : Židi ven , les Juifs dehors ! Dans les vitrines,
des précisions rassurantes : Čiste arijský obchod , magasin
purement aryen. Et au pub : Žádá se zdvořile, by se
nehovořilo o politice . Il est demandé à notre aimable clientèle de
s’abstenir de parler politique.
Et puis les sinistres affiches
rouges, bilingues comme tous les panneaux indicateurs de la ville.
Je ne parle pas des drapeaux et
autres bannières, évidemment. Jamais aucun drapeau n’aura autant dit ce qu’il
veut dire que cette croix noire sur disque blanc sur fond rouge. Cela dit,
quelqu’un m’a fait remarquer un jour que c’était exactement les couleurs de
Darty, j’avoue que ça m’a laissé perplexe…
Quoi qu’il en soit le climat de
la Prague des années 1940 ne manque sûrement pas de cachet, à défaut de
sérénité. Sur les photos, on pourrait s’attendre à reconnaître Humphrey Bogart
parmi les passants, ou Lida Baarová, très belle et très célèbre actrice tchèque
(j’ai aussi sa photo sous les yeux, en couverture d’un magazine de cinéma),
accessoirement maîtresse de Göbbels avant guerre. Drôle d’époque.
Je connais un restaurant qui
s’appelle « Aux deux chats » dans la vieille ville, sous des arcades
sur lesquelles une fresque représente deux chats géants dessinés de part et
d’autre des arceaux, mais j’ignore où se trouve, et si même elle existe encore,
l’auberge « Aux trois chats ».
Trois hommes y boivent une
bière et ne discutent pas politique. Ils discutent horaires. Gabčík et
Kubiš sont attablés en face d’un menuisier. Mais ce menuisier n’est pas un
menuisier ordinaire. C’est le menuisier du Château, et à ce titre, il voit
arriver tous les jours la Mercedes d’Heydrich. Et tous les soirs, il le
Weitere Kostenlose Bücher