Histoire de croisades
butin que les
autres. « C’est une race très avide. » Ensuite, ce sont des têtes
brûlées, à la différence des « Romains » de Byzance qui ont derrière
eux une civilisation très ancienne et sont des gens rationnels : les
Celtes sont des barbares et, tout comme les Grecs et les Romains de l’Antiquité,
Anne Comnène est persuadée que les barbares, par nature, sont des êtres
irrationnels, passionnels ; la preuve en est qu’ils sont partis de chez
eux, abandonnant leur foyers, pour se lancer à la poursuite de l’idée folle de
libérer le Saint-Sépulcre.
Mais précisément parce qu’ils sont irrationnels et en proie
aux passions, ils peuvent être dévastateurs. « La race latine fait
toujours preuve d’une exceptionnelle avidité de richesses, et quand elle se met
en mouvement pour envahir un pays elle n’est retenue ni par la raison ni par la
force. » Ce sont de grands guerriers : ce n’est pas pour rien que la
première croisade est un triomphe et que les croisés parviennent à conquérir
Jérusalem. Déjà à cette époque, les Occidentaux étaient un peu plus avancés que
les autres sur le plan de la tactique et de la technologie militaire : la
cavalerie des croisés, par son armement et sa manière de combattre, se révèle
absolument supérieure à tout ce dont les Byzantins ou les Turcs disposent à ce
moment-là. Tout le monde en convient, et Anne Comnène emploie au moins à trois
reprises l’adjectif « irrésistible » : quand ils s’élancent et
chargent à cheval tous ensemble, couverts de fer, lances en avant, nul ne peut
leur tenir tête, « ils enfonceraient même les murs de Babylone ». Mais
ce sont toujours des barbares, incapables de raisonner : si l’armée qui
leur est opposée n’est pas anéantie par la première charge, un général
intelligent peut trouver le moyen de les vaincre. Ils n’étudient pas (ce sont
des barbares), tandis qu’un général qui a fait des études est capable de leur
tenir tête et de l’emporter. C’est ce que pensera également Saladin quelques
années plus tard.
Quelles sont les autres caractéristiques des barbares ?
Ils sont mal élevés, excessivement bavards, ne savent pas comment on doit se
comporter devant l’empereur, et c’est tout naturel, puisqu’il s’agit de grands
seigneurs habitués à ne reconnaître personne au-dessus d’eux : dans le
meilleur des cas, ils prêtent hommage à un roi ou à l’empereur romain
germanique, mais ce n’est qu’une formalité. En réalité ces chefs se considèrent
comme des souverains indépendants, et ils n’ont pas la moindre idée des usages
en vigueur à la cour d’un véritable empereur romain. Au palais de ce dernier se
déroulent des scènes à faire dresser les cheveux sur la tête ; l’empereur
se montre patient car, qu’il le veuille ou non, il y a désormais cette marée de
gens qui déferle, impossible à contenir par la force, donc il vaut mieux leur
faire bon accueil et les laisser traverser l’Empire. Alexis Comnène doit
recevoir tous les chefs qui se présentent, et on dirait qu’il n’y a que des
chefs : un individu quelconque se présente accompagné de vingt chevaliers
et c’est un chef, il faut le recevoir lui aussi. Il en arrive sans cesse au
palais, et ils amènent leurs amis, qui ignorent entièrement le cérémonial. Ils
se mettent à parler devant l’empereur, dit Anne, sans faire comme les orateurs
de l’Antiquité qui mettaient la clepsydre, et quand la clepsydre était vide le
discours s’achevait lui aussi ; car les Celtes sont loquaces par nature, ils
s’écoutent parler, ne savent pas s’arrêter. L’empereur siège sur son trône, faisant
preuve d’une immense patience en écoutant les infinis discours de tous ces
chefs ; un jour où il n’était pas assis, l’un d’eux s’installa sur le
trône à sa place. Alexis, incroyablement, réussit à garder son calme, puis
heureusement quelqu’un expliqua au barbare qu’à la cour impériale seul l’empereur
a le droit de s’asseoir. Alors il partit en grommelant quelque chose dans sa
langue, qu’Anne se fit traduire. Il avait dit : « Quel malotru !
Il est le seul à s’asseoir pendant que des généraux comme ceux-là restent
debout ! » Ce qui montre, une fois de plus, le contraste entre l’idéologie
byzantine du pouvoir autocratique et l’idéologie féodale, selon laquelle tous
les chefs sont des pairs et ont le droit de s’asseoir si l’envie
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