Histoire De France 1715-1723 Volume 17
Villars, entre lui et sa jolie femme. Et tous les spectateurs de crier à la maréchale: «Embrassez-le! embrassez-le!» Cette vive faveur pour le protégé de Villars faisait de son triomphe celui de la cabale, lui en donnait l'honneur. À ce premier jour du 18, le succès parut être celui des ennemis du Régent.
Tout changea le 8 décembre quand on le vit si fort, arrêter Cellamare et menacer l'Espagne. Encore plus quand, la Banque se plaçant dans sa main, on le vit maître du Pactole qui allait bientôt déborder. La pièce alors changea de sens. Les cœurs s'attendrirentpour Œdipe. On commença de l'excuser. S'il est coupable le tort en est aux Dieux; c'est un roi bon et débonnaire, le père du peuple et son sauveur, qui a la douceur du Régent. Il était joué par Dufresne, jeune acteur très-aimé. Jocaste fut jouée à merveille, au naturel, par cette charmante Desmares, rare actrice, désintéressée, qui avait aimé le Régent, mais pour lui-même. Elle allait quitter le théâtre, et ne jouait encore, ce semble, que pour lui dire adieu. La séparation douloureuse d'Œdipe et de Jocaste, leur arrachement, dans cette bouche aimante, attendrit, arracha les larmes.
Les spectateurs aussi faisaient spectacle. Le Régent, si myope, auditeur bienveillant de la pièce qu'il ne voyait point, ne représentait pas mal l'aveugle Œdipe. Et la véritable Jocaste, la duchesse de Berry, dans la triomphante splendeur de la beauté et des honneurs royaux, occupait l'assemblée plus que la pièce elle-même. Elle n'était pas en loge. Nulle loge ne l'aurait contenue. Elle venait avec une trentaine de dames, ses gentilshommes, ses gardes, et elle emplissait d'elle-même la plus grande partie de l'amphithéâtre. Mais, ce qui surprenait le plus, ce que nulle reine, nulle régente, ne s'était donné, c'est qu'elle avait fait dresser un dais dans le théâtre, et qu'elle siégeait dessous comme un Saint-Sacrement ou une idole indienne.
Je n'ai vu d'elle qu'un portrait authentique (1714?). Elle est dans le plus riche épanouissement de la beauté, la fleur d'un naissant embonpoint par lequel elle aurait rappelé son origine allemande. La nobletête, un cou de rondeur sensuelle, un vrai cou de Junon, un beau sein, une taille de cambrure voluptueuse, remueraient fort si l'attitude hautaine, ne glaçait, n'éloignait. Elle a un tour d'épaules d'une insolence intolérable. On sent bien qu'un souffle, un esprit, circule en ce beau cou, le gonfle. Mais quel? on ne le sait: un esprit de tempête, un sinistre et terrible esprit.
Quatre années après ce portrait, au début d' Œdipe , en novembre 1718, elle avait fort grossi, aussi bien que son père. Elle était amplement, un peu lourdement belle, d'un luxe exubérant. Ajoutez six mois de grossesse. Quoique la mode d'alors dissimulât un peu, l'invincible nature ne pouvait manquer de paraître. Le public eut sans doute l'esprit de ne rien voir. Une épigramme que la cabale exigea de Voltaire pour expliquer la chose et dire que «c'était bien le sujet de Sophocle, qu'on allait voir naître Étéocle,» etc., n'eut aucune action.
On raffolait des mœurs d'Asie, de Chardin, de Galland, des Mille et une Nuits . On savait à merveille les indulgences des casuistes musulmans, et que, de leur avis, le Mogol épousa sa fille. Des seigneurs étrangers à Paris suivaient ces exemples. Le prince de Montbelliard maria sa fille à son fils ( Saint-Simon ). Et madame de Wurtemberg (selon la Palatine ) n'avait d'autre amant que le sien.
La curiosité la plus grande fut d'épier comment Œdipe serait pris du Régent. Depuis le jour où le Cid fut joué devant Richelieu, ce jour où le théâtre brava l'homme tout-puissant, on n'avait pu voir rien de tel. La situation ressemblait, mais tout autres étaient lesacteurs. À la place du tragique cardinal, du sinistre fantôme, c'était le débonnaire Régent, roi du vice et de l'indulgence. Fin, plein d'esprit, sous sa grosse enveloppe, il ne perdit pas un mot des allusions dont on espérait le piquer. Mais il ne le fut point du tout. Il semblait qu'il y eût plaisir, qu'il fût charmé que l'on eût vu si bien. Il applaudit et fit venir Voltaire, l'enleva à l'ennemi, lui fit une pension, forte pour le temps, deux mille livres (qui en feraient huit aujourd'hui.) [Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE VIII
LE CAFÉ—L'AMÉRIQUE
1719
On ignorait parfaitement, en janvier 1719, qu'avant la fin de cette année la France entière prendrait
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