Histoire De France 1758-1789, Volume 19
).
Le matin, vers six heures, des soldats portèrent aux conseillers les lettres d'exil. Dès sept heures, très-grand mouvement: tout le commerce, en ses quarante corps, va en procession faire compliment de condoléance au premier président. Puis, une autre procession, dramatique et d'effet lugubre, tout le barreau en robes noires. Devant ces images de deuil, les boutiques se fermèrent; toute vie parut suspendue.
Cela saisit terriblement l'esprit des femmes du peuple. Les vendeuses des marchés s'assemblaient par pelotons. Tout à coup voilà qu'elles fondent chez le premier président; elles se jettent sur les voitures attelées, détellent, déchargent les malles, coupent les harnais des chevaux. Mais pour que le Parlement ne sorte pas de la ville, il faut s'emparer des portes. Elles étaient fort bien gardées, chacune par trente soldats. Ces dames prenne chacune «une trique,» et vont à l'assaut des portes. Quelques hommes déterminés se joignent à elles, armés de bâtons, de pierres, chassent la garde, et à sa place ils se constituent portiers. Les femmes rapportent les clefs en triomphe, vont aux églises, montent dans tous les clochers et sonnent furieusement le tocsin.
Il était midi. Ce bruit sinistre, retentissant par lesdétours de la profonde vallée, les rudes paysans de la Tronche et des communes voisines, dans un terrible transport, saisirent leurs fusils, coururent. Mais les portes étaient clouées. Ils vont chercher des échelles. Par malheur, elles sont courtes. Ils finissent par percer un mur qui fermait une fausse porte. C'est long, mais leur seule présence faisait voir que la campagne était une avec la ville.
La troupe n'avait pu reprendre les portes. On la réunit en bataille sur la place principale. Deux compagnies de Royal-Marine étaient en avant, engagées dans une rue. Il était environ deux heures. Le peuple (au premier rang les femmes) regardait fort de travers les soldats de Royal-Marine, insolents et provoquants autant que le noble corps de la Marine elle-même. Beaucoup, de mine singulière, étaient des Basques ou des Bretons. Celui qui était en tête, un sous-officier béarnais, à grand nez crochu d'épervier, oiseau de proie, oiseau de nuit, œil noir de ténèbres et de ruse, blessa au premier regard leur rude instinct de loyauté. Une des femmes n'y tint pas. Elle traverse la rue, va à lui, et, devant sa troupe, lui applique un hardi soufflet (récit d'un témoin oculaire). Ce Béarnais est Bernadotte. Le coup lui valut le salut de la sorcière (Tu seras roi!). Il vit l'éclair de sa fortune et fit commencer le feu.
Il avait une bonne chance de tout finir en deux minutes. Il n'avait réellement que vingt ou trente hommes en face, le reste femmes et curieux. Ces vingt ou trente, chargés vivement, s'enfuirent, comme il l'avait prévu. Mais ce qu'il ne prévoyait pas, c'estqu'ils revinrent peu après avec une masse énorme, c'est que tout ce vaillant peuple se mit avec eux. Devant, derrière, sur les toits, partout on ne voyait que peuple. Tuiles, pierres, briques, pleuvaient à la fois. Notre Béarnais est blessé, mais reste noté comme homme d'audace peu scrupuleuse, qui n'irait pas de main morte et pouvait monter à tout. L'affaire fut assez sanglante. Force blessés de part et d'autre. Un vieux portefaix est tué; un jeune homme a les deux cuisses traversées. Même un enfant de douze ans fut cruellement tué d'un coup de baïonnette.
Le peuple, ayant l'avantage, en vint à grands coups de pierre sur la masse des deux régiments en bataille sur la place. Au moment où M. de Boissieux, lieutenant-colonel, défend de tirer et veut s'expliquer avec la foule, une pierre lui frappe la tête. Il n'en persista pas moins dans son pacifique héroïsme. Cela émut fort le peuple. On vint lui faire réparation. Les femmes voulurent le panser et l'emportèrent dans leurs bras.
Même dans Royal-Marine, plusieurs officiers bretons (instruits très-certainement de l'affaire de ceux de Rennes), ne voulaient pas qu'on se battît. Le commandant consentit à aller, avec une femme, au commandant Clermont-Tonnerre qui donna de bonnes paroles, fit espérer que la troupe rentrerait dans ses quartiers.
Mais cela ne suffisait pas. Un terrible flot de peuple arrivait pour prendre au commandant les clefs du palais de justice, et rétablir, faire siéger sur-le-champ le Parlement. L'hôtel est en vain fermé. On brise la porte extérieure, on brise une porte intérieure,et derrière
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