Histoire de France
et, quand le marquis de Dreux-Brézé vient leur rappeler que les trois ordres doivent siéger séparément, Mirabeau répond par le mot fameux où il oppose à la volonté du roi la volonté du peuple : « Nous ne sortirons que par la force. » Provocation habile : Mirabeau sait bien que le gouvernement étranglé par la question d’argent, prisonnier de ses principes, guetté par le Parlement, son ennemi, ne peut pas renvoyer les états. Le tiers a partie gagné. Il est rejoint par le clergé au complet. Une grosse fraction de la noblesse lui vient avec le duc d’Orléans, et le reste suit, moins par conviction que par prudence : à Paris, à Versailles même, l’émeute grondait déjà. Mounier, Mirabeau s’en inquiétaient et le gouvernement fit ce que tout gouvernement aurait fait à sa place : il prit des mesures pour maintenir l’ordre. Aussitôt le bruit se répandit que l’Assemblée allait être dissoute, l’agitation grandit à Paris et s’accrut encore lorsque Necker, qui désapprouvait la présence des troupes eut quitté le ministère (11 juillet). Le 12, on apprit que le roi avait choisi pour ministres Breteuil et ceux qu’on appelait déjà les hommes du parti de la cour ou du parti de la reine. Ce n’était qu’une velléité de coup d’État et elle aggravait la capitulation, certaine pour le lendemain.
L’insurrection qui éclata alors à Paris et qui fut pleinement victorieuse n’était pas ce que rêvaient les modérés, les bourgeois qui formaient la majorité de l’Assemblée et qui avaient conduit dans le pays le mouvement en faveur des réformes. Ce n’était pas la partie la plus recommandable de la population, ce n’étaient même pas des électeurs qui s’étaient emparés de fusils et de canons à l’Hôtel des Invalides, qui, le 14 juillet, avaient pris la Bastille, massacré son gouverneur de Launay et promené sa tête à travers les rues ainsi que celle du prévôt des marchands Flesselles. D’ordinaire, la bourgeoisie française a peu de goût pour les désordres de ce genre et il faut avouer qu’aux premières nouvelles qu’on en eut, l’Assemblée de Versailles fut consternée. C’est après seulement que la prise de la Bastille est devenue un événement glorieux et symbolique. Mais il n’est guère douteux que cette insurrection, qui déchaînait des passions dangereuses, ait été à tout le moins encouragée par ceux qu’on appelait déjà des « capitalistes », par des hommes qui, au fond, tenaient surtout à l’ordre, représenté pour eux par le paiement régulier de la rente et pour qui le départ de Necker était synonyme de banqueroute. Necker fut rappelé, puisque son nom était pour les rentiers comme un fétiche. Mais déjà la matière avec laquelle on les paie s’envolait.
La prise de la Bastille était bien un symbole. Elle ne retentit pas seulement jusqu’à Kœnigsberg où Kant en dérangea sa promenade. Elle fut en France le point de départ d’une anarchie qui ne demandait qu’à éclater. Le désaveu des mesures d’ordre, l’interdiction de tirer sur le peuple, la fraternisation de certaines troupes (les gardes françaises) avec la foule, l’absence de toute répression après l’émeute, eurent leurs conséquences nécessaires et des suites prolongées. Après le 14 juillet, une vaste insurrection éclate en France. Contre qui ? Contre le vieil objet de la haine générale, contre le fisc. Dans les villes, on démolit les bureaux d’octroi, on brûle les registres, on moleste les commis, manière sûre de se délivrer des impôts. Vaste jacquerie dans les campagnes, et ce n’est pas un phénomène nouveau : ainsi se traduisent les vœux, de forme si raisonnable, qu’ont exprimés les « cahiers ». L’ambassadeur de la République de Venise, observant comme toujours d’un œil aigu, écrivait : « Une anarchie horrible est le premier fruit de la régénération qu’on veut donner à la France… Il n’y a plus ni pouvoir exécutif, ni lois, ni magistrats, ni police. »
Cette explosion, nommée par Taine l’« anarchie spontanée », n’échappa pas à l’Assemblée. Elle en fut effrayée et elle se comporta avec la foule comme le roi se comportait avec elle : par à-coups et sans réflexion. Un rapport sur le brigandage, qui concluait dans les mêmes termes que l’ambassadeur vénitien, répandit l’alarme. On se dit qu’il fallait faire quelque chose afin de calmer les populations pour qui
Weitere Kostenlose Bücher