Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
a même pas de sens ; au contraire la physique corpusculaire d ’ Épicure, frappée au coin du vers de Lucrèce, reste dégagée de toute implication morale, et c ’ est elle qui reparaîtra, chaque fois que l ’ esprit humain s ’ orientera vers une vision de l ’ univers également éloignée, si l ’ on peut dire, de l ’ anthropocentrisme et du théocentrisme. Dans cette physique dont s ’ éloigne le vulgaire ( retroque volgus abhorret ab hac ) [484] parce qu ’ elle ne tient pas compte de ses aspirations, l ’ on a reconnu ce vieux positivisme ionien, si dédaigneux des préjugés, si contraire au rationalisme issu de Grande-Grèce toujours prêt à laisser place à toutes les croyances populaires, à faire du monde comme un théâtre pour l ’ homme et pour Dieu.
Aussi peut-on lire en entier la Lettre à Hérodote , où Épicure résume pour un disciple les points capitaux de la doctrine que l ’ on doit toujours avoir présents en la mémoire, sans même soupçonner qu ’ il prend le plaisir comme fin dans sa morale. Insistons-y bien par ce qu ’ elle a de négatif, la physique atomistique conduit à nier la plupart des croyances populaires que la physique stoïcienne essayait au contraire de justifier : la providence des Dieux pour les hommes et avec elle la croyance au destin, à la divination et aux présages, l ’ immortalité de l ’ âme avec tous les mythes plus ou moins sérieux sur la vie de l ’âme en dehors du corps, qui s ’ y rattachent ; et, étant admis que ces croyances sont pour l ’ homme des raisons de crainte et de trouble, la physique est capable de supprimer le trouble p.343 de l ’ âme. Mais elle ne conduit pas du tout à l ’ hédonisme. Il faut dire seulement que, si l ’ ataraxie se trouve être un des éléments de la vie de plaisir chez Épicure, elle contribue à cette vie ; et par là se trouve justifiée sa place dans les préoccupations du moraliste. Mais elle n ’ a précisément cette place que grâce à sa rationalité intrinsèque et à la valeur intellectuelle qu ’ elle revendique par elle seule.
L ’ axiome de la cosmologie ionienne était la conservation du tout : rien ne peut naître de rien, rien ne peut retourner au néant ; mais non point la conservation du monde ou cosmos, considéré seulement comme une partie ou un aspect momentané du tout. L ’ axiome de la cosmologie rationaliste d ’ Aristote et des platoniciens, c ’ est au contraire la conservation du monde, identique avec le tout univers, unité parfaite qui se suffit à elle-même ; et les stoïciens n ’ admettent qu ’ en apparence la destruction du monde, puisque, dans la conflagration, c ’ est le même individu qui continue à exister. Épicure part au contraire de l ’ axiome ionien : le tout c ’ est une infinité d ’ atomes dans l ’ infinie grandeur du vide ; un monde c ’ est une portion du tout qui se détache de l ’ infini et garde momentanément un certain ordre. Dès lors il n ’ y a aucune raison pour que le monde possède les caractères que lui confèrent les rationalistes : d ’ abord aucune raison pour qu ’ il soit unique, puisqu ’ il reste une infinité d’atomes disponibles ; il y a donc une infinité de mondes ; de plus, aucune raison pour qu ’ il se suffise à lui-même, puisqu ’ il est partie du tout, et les atomes peuvent passer d ’ un monde à l ’ autre ; aucune raison pour que les mondes soient d ’ un type unique et qu ’ ils aient par exemple la même forme et contiennent les mêmes espèces d ’ êtres vivants ; il en est au contraire de fort différents, dus à la diversité des semences dont ils sont formés.
Autant de thèses de cosmologie ionienne reprises par Épicure, et qui sont, qu ’ on le remarque bien, indépendantes de la physique atomistique. Mais la thèse particulière de l ’ existence des atomes est pourtant rattachée à l ’ axiome général ; p.344 c ’ est parce que rien ne peut venir de rien ni revenir à rien qu ’ il faut admettre que tout corps visible est formé d ’ atomes, c ’ est-à-dire de masses insécables, trop petites pour être visibles, dont se composent les corps et dans lesquels ils se résolvent ; solides éternels et immuables par leur fonction, puisqu ’ ils servent de points de départ fixes à la genèse et de limite fixe à la corruption. D ’ ailleurs des phénomènes, comme la force du vent, les odeurs ou les sons qui se
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