Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
genres d ’ union et de mouvement, ils en arrivent à se grouper soudainement en des ensembles qui forment l ’ origine de ces grandes masses, la terre, la mer, le ciel et les êtres vivants [490] » . On voit que pour Épicure, dont Lucrèce reproduit ici la pensée, il s ’ agit moins de nier l ’ unité et l ’ autonomie du cosmos que de l ’ expliquer sans avoir recours à une origine providentielle. Le cosmos est une réussite, après mille essais infructueux. Il faut encore montrer ici combien le mécanisme d ’ Épicure est loin du mécanisme moderne ; il ne s ’ agit pas de faire voir dans la combinaison actuellement produite un résultat des lois du mouvement ; mais, étant supposé que tout ce qu ’ il faut de matière et d ’ atomes pour produire notre monde se trouve par hasard rassemblé, il s ’ agit d ’ expliquer comment les divers êtres contenus dans ce chaos seront amenés au jour par une évolution progressive. Dans cette explication, il n ’ y a d ’ ailleurs nulle unité de principe : on peut lire des centaines de vers du livre V de Lucrèce, qui y traite de la formation du ciel et de la terre, sans y trouver la moindre allusion à la doctrine des p.349 atomes ; l ’ important pour lui est de recueillir l ’ utile dans les vielles explications que la physique ionienne donnait des phénomènes célestes ou terrestres ; peu importe que l ’ on explique avec Démocrite le mouvement du soleil sur l ’ écliptique par le fait qu ’ il est emporté moins vite que les fixes avec le mouvement tourbillonnaire du ciel, ou bien par des courants d ’ air venus des extrémités de l ’ axe du monde et chassant le soleil vers l ’ un ou l ’ autre tropique ; ce qu ’ il faut, c ’ est refuser à ces masses de feu une âme intelligente qui les dirige et par elle mène les choses célestes. Ne le voit-on pas aller jusqu ’ à présenter comme possible l ’ antique supposition qu ’ un nouveau soleil se crée chaque matin [491] ! Nous sommes en deçà de cette astronomie géométrique, qui nous avait constitué un ciel séparé des météores et de nature différente de la terre.
On sait le peu d ’ importance qu ’ Épicure attachait au détail de l ’ explication. « Nous avons besoin d ’ un coup d ’œil d ’ ensemble, dit-il au début de la lettre à Hérodote ( X, 35 ), mais non pas autant de vues particulières ; il faut retenir en sa mémoire ce qui donne une vue d ’ ensemble des choses ; cela permettra de découvrir le détail, pour peu que l ’ on saisisse bien et que l ’ on ait bien en mémoire les ensembles. » Et plus loin (79) il fait une opposition des plus instructives entre ceux qui ont étudié tous les détails de l ’ astronomie, qui connaissent le coucher et le lever des astres, les éclipses et choses analogues et « pourtant gardent la même crainte de toutes les choses célestes, parce qu’ils ignorent quelles sont leur nature et leurs causes principales ». Il faut laisser de côté tout ce détail pour aller directement à la cause de tous les météores. Il suffit que la cause les explique ; il n ’ est pas besoin que ce soit la cause réelle. Le même fait peut être produit par plusieurs causes, et il suffit de déterminer les causes possibles. L ’ éclipse de soleil [492] peut être produite par l ’ interposition de la lune, mais aussi par p.350 l ’ interposition d ’ un corps d ’ ailleurs invisible, ou encore par l ’ extinction momentanée du soleil ; nul besoin de choisir entre elles, puisque l ’ une quelconque suffit à nous enlever la crainte de l ’ éclipse.
On voit encore une fois que ces explications ne sont pas toutes liées, tant s ’ en faut, à l ’ atomisme ; c ’ est toute la physique ionienne qui revient. Cette physique esquissait aussi, on s ’ en souvient, une histoire tout à fait positive des animaux, et du développement graduel de la raison humaine, des techniques et des cités ; opposée à l ’ histoire mythique, qui montre l ’ homme créé et protégé par les dieux, elle insiste sur le rôle de l ’ effort humain dans le lent passage de l ’ animalité à la vie des cités sans admettre d ’ ailleurs qu ’ il y ait ni véritable progrès ni supériorité de l ’ une sur l ’ autre. Les Épicuriens annexent tout naturellement cette histoire positive de l ’ humanité, qui fait l ’ objet de la fin du livre V de Lucrèce. Épicure a eu certainement
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