Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
l ’ atome. Cette cause est la pesanteur qui produit en tous les atomes, de toute forme et de tout poids, un mouvement de même direction (de haut en bas) et d ’ égale vitesse. Épicure recueille comme un écho de l ’ enseignement d ’ Aristote, lorsqu ’ il explique pourquoi tous ces mouvements sont les mêmes, si différents que soient les atomes : c est que les différences de vitesse ne peuvent être dues qu ’ à la différence de résistance des milieux que les mobiles traversent ; le vide offrant une résistance nulle, toutes les vitesses sont égales. Il faut d ’ ailleurs distinguer de cette pesanteur universelle qui emporte uniformément les atomes vers le bas d ’ un mouvement très rapide, le poids propre de chaque atome qui intervient dans la force plus ou moins grande avec laquelle l ’ atome rejaillit sur les autres.
Grandeur, forme, pesanteur, telles sont les trois propriétés inhérentes à chaque masse atomique. Mais ces propriétés n’expliquent pas encore pourquoi les atomes se combinent, puisque, tombant parallèlement et avec la même vitesse, ils ne se rencontreront jamais. Cette rencontre, avec tous les chocs, rejaillissements et entrelacements qui s ’ ensuivent, ne peut se produire à moins que certains d ’ entre eux ne dévient de leur trajectoire ; cette déviation a lieu spontanément à un moment p.347 et en un lieu complètement indéterminé, puisqu ’ elle est sans cause ; et il suffit d ’ ailleurs qu ’ elle soit extrêmement petite. Telle est la célèbre déclinaison des atomes ( clinamen ) , qui a tant excité la raillerie des adversaires d ’ Épicure ; elle peut être considérée comme le type même du coup de pouce donné par un physicien gêné de ne pas voir les faits cadrer avec sa théorie ; c ’ était, comme le remarque saint Augustin [487] , abandonner tout l ’ héritage de Démocrite.
Gênait-elle à ce point les Épicuriens ? Rappelons-nous le rythme particulier de la pensée d ’ Épicure, introduisant chacune des grandes thèses de sa philosophie avec son évidence propre, distincte, sans se soucier de les dériver d ’ une source commune. Or les Épicuriens ont au moins cherché, s ’ ils n ’ y ont pas réussi, à présenter la déclinaison comme une évidence de ce genre, non pas une évidence primaire et sensible, puisque l ’ obliquité de la déclinaison est inférieure à celle que nos sens peuvent percevoir, mais une de ces évidences qui appartient à toute chose invisible que les apparences n ’ infirment pas. Car nous constatons un phénomène très certain, c ’ est celui de la volonté libre : l ’ on sent directement dans l ’ effort l ’ opposition entre le mouvement naturel du corps et celui qui est créé par l ’ âme, et l ’ on a une conscience immédiate du contraste entre le mouvement volontaire ou libre et le mouvement dérivé d ’ une impulsion extérieure. Or si la déclinaison existe en un composé comme l ’ âme, comme l ’ évidence le prouve, il faut qu ’ elle existe dans les atomes composants [488] .
Que pourrait-on opposer aux Épicuriens sinon le principe de la nécessité de tous les événements ? mais c ’ est un principe qu ’ on leur prête gratuitement. La nécessité, telle qu ’ on l ’ entend à cette époque, c ’ est le destin des Stoïciens, c ’ est-à-dire un ordre déterminé dans les mouvements, ordre déterminé qui fait du cosmos le témoignage d ’ une pensée rationnelle et p.348 divine. Ainsi entendue, la nécessité est aussi opposée qu ’ il est possible à la pensée d ’ Épicure :« Il vaudrait mieux encore, dit-il, accepter les fables relatives aux dieux que le destin des physiciens [489] » ; c ’ est tout dire, quand on sait la haine qu ’ il porte à ces fables. On voit donc comment Épicure pouvait être amené à accepter et à voiler la contradiction flagrante qu ’ il y a entre l ’ affirmation de la déclinaison et celle de la pesanteur universelle.
L ’ ordre actuel des choses que nous appelons le monde est une des mille combinaisons qui se sont produites dans l ’ infinité du temps et de l ’ espace. « Les nombreux éléments, depuis un temps infini, sous l ’ impulsion des chocs qu ’ ils reçoivent et de leur propre poids, s ’ assemblent de mille manières et essayent toutes les combinaisons qu ’ ils peuvent former entre eux, si bien que, par l ’ épreuve qu ’ ils font de tous les
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