Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
conserver éternellement, elles pourront, dans leur course sans fin à travers les âges, mépriser les puissantes attaques d ’ une durée sans bornes. » Le sentiment que le monde est créé et doit disparaître, loin d ’ être pour l ’ Hellène une preuve de la puissance de Dieu, est au contraire un signe de son impuissance. C ’ est bien l ’ idée de Boéthus : la corruption du monde n ’ aurait pas de cause, puisqu ’ elle ne peut venir ni de l ’ extérieur, c ’ est-à-dire du néant, ni de l ’ intérieur du monde qui ne contient aucun principe de maladie (c ’ est là l ’ enseignement du Timée ) ; de plus le monde ne se détruit ni par division, puisqu ’ il ne résulte pas d ’ un assemblage d ’ atomes, ni par altération de la qualité, puisque les stoïciens admettent, on l ’ a vu, que son individualité ou qualité propre reste, après la conflagration, la même qu ’ avant, ni par confusion ; elle est donc impossible. Enfin, et c ’ est l ’ argument suprême, ea dieu, pendant toute la durée qui suit la conflagration, reste inactif ; or un dieu inactif est un dieu mort. Boéthus revient, on le voit, à une tradition théologique plus ancienne que le stoïcisme et qui s ’ imposera de plus en plus aux tenants de l ’ hellénisme.
La morale aussi se modifie. La formule de la fin que donne Diogène de Babylone : « User de raison dans le choix des choses conformes à la nature et le rejet de choses contraire » , ou bien celle d ’ Antipater : « vivre en choisissant ce qui est conforme à la nature et en rejetant ce qui est contraire » , insistent avec beaucoup de force sur la nécessité et les raisons d ’ un choix, évidemment contre l ’ indifférentisme d ’ Ariston. Dans la curieuse p.396 discussion entre Diogène et Antipater sur un cas de conscience [560] , (un commerçant amène à Rhodes pendant une famine une cargaison de blé ; supposé qu ’ ils sachent que d ’ autres vaisseaux vont arriver, doit-il le cacher pour vendre son blé plus cher ? ), Diogène soutient qu ’ il n ’ a rien à dire puisqu ’ il ne violera ainsi aucune loi établie ; Antipater soutient que son devoir est de le dire, notre instinct social nous induisant à faire tout ce qui est utile aux hommes : opposition entre une sorte de pharisaïsme découlant assez naturellement de la notion des fonctions dans l ’ ancien stoïcisme, et une conception plus large, plus libre, plus humaine, des devoirs qui sera celle du moyen et du nouveau stoïcisme. Il s ’ agit surtout de régler la vie commune, et nous voyons Antipater se faire le défenseur du mariage, ce devoir religieux, forme supérieure de l ’ amitié et de l ’ entr ’ aide, dont l ’ affaiblissement est un funeste symptôme pour la société [561] .
Nous avons vu Boéthus introduire le platonisme dans la physique ; nous voyons Antipater rattacher expressément la morale stoïcienne à Platon en cherchant chez lui l ’ origine de l ’ idée que l ’ honnête est seul un bien [562] ; et c ’ est peut-être par un retour aux idées de Platon qu ’ un disciple d ’ Antipater, Héraclide de Tarse, abandonne le paradoxe que « toutes les fautes sont égales » .
Mais tous ces traits s ’ accusent chez Panétius de Rhodes, un des personnages les plus curieux du I I e siècle finissant. L ’ amitié qui lia Panétius (ainsi que l ’ historien Polybe) à des Romains éminents de son temps, à Scipion Émilien et à Lélius, au moment où l ’ ordre romain commençait à s ’ imposer à tous et, réalisant le rêve d ’ une société universelle, paraissait consommer l ’ histoire, est un des symptômes les plus curieux de l ’ esprit du temps. Sa noblesse de caractère et sa gravité le rendaient digne, dit Cicéron [563] , de cette familiarité : Avant 129, année p.397 où il prit à Athènes la direction de l ’ école et sans doute depuis 146, il ne quitta guère Scipion, l ’ accompagnant en 142 dans son voyage à Alexandrie, faisant partie avec Polybe d’un voyage d ’ exploration organisé en 146 par Scipion le long de la côte occidentale d ’ Afrique. Panétius voyait en Scipion une sagesse, une réserve, une tenue morale qui faisaient son admiration [564] . Scipion, d ’ autre part, devait trouver dans le stoïcisme un guide moral bien nécessaire avec la croissance rapide de Rome et toutes les ambitions qu ’ elle suscitait. « Comme on confie,
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