Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
descend dans un corps terrestre où elle contracte une souillure, et d’où elle doit remonter à son origine ; mais ce n’est là que banalité ; et il suffit de lire le traité que Plotin a adressé aux gnostiques qu’il a connus à Rome vers 260 pour comprendre tout le dégoût qu’un Hellène devait avoir pour des gens qui ne manquaient pas, d’ailleurs, d’utiliser le Phédon et le Phèdre . Le point précis du différend est, semble-t-il, le suivant ; lorsque le gnostique ne veut pas se contenter de la pratique religieuse, de l’ascétisme, lorsqu’il veut se donner les raisons de son expérience de la rédemption, lorsqu’il veut savoir l’origine des forces spirituelles p.504 salutaires ou contraires, il est amené à superposer à la religion une sorte de drame métaphysique, complètement arbitraire. Citons, comme un exemple parmi bien d’autres, la manière dont le gnostique Justin, du III e siècle, raconte le drame qui aboutit à la rédemption : au sommet trois principes, le Dieu bon, puis Elohim ou le père, du sexe masculin, et Eden, du sexe féminin ; Elohim s’unissant à Eden produit deux séries de douze anges dont l’ensemble forme le Paradis; l’Homme qui y est créé reçoit d’Elohim le pneuma ou souffle spirituel, et d’Eden l’âme ; Elohim qui, jusque là, ignorait le Dieu bon, passe (comme l’âme du Phèdre ) aux sommets de la création et abandonne Eden pour le contempler ; Eden, pour se venger, introduit le péché dans l’homme ; Elohim, voulant sauver l’homme, envoie Baruch, un de ses anges, d’abord à Moïse, puis à Hercule, enfin à Jésus, le rédempteur final qui, crucifié par un des anges d’Eden, laisse son corps sur la croix [708].
Il suffit de lire cette élucubration, qui fait dépendre le sort de l’homme d’une scène de ménage métaphysique pour saisir à quel point la génération des Éons, de ces réalités éternelles provenues de couples divins, telle que la décrit le gnosticisme, est loin de la génération plotinienne des hypostases, combien aussi cette rédemption où l’âme est l’enjeu de forces qui se la disputent (représentation populaire qui persiste très tard et se retrouve en bien des légendes) est loin du salut plotinien (s’il faut encore appeler salut ce qui n’est que la connaissance réfléchie d’un ordre rationnel). Ainsi le gnosticisme qui aboutit d’une part à des contes bleus où il s’agit d’introduire toutes les formes religieuses qui hantent le cerveau d’un oriental, d’autre part à des pratiques superstitieuses dont les monuments se découvrent dans toute l’étendue de l’empire romain, n’a qu’une relation indirecte avec l’histoire de la philosophie.
La conscience de la réalité du mal, comme naissant d’une p.505 puissance volontaire radicalement mauvaise, est la substance du gnosticisme ; elle est aussi celle du mouvement d’idées qui, né au III e siècle de l’initiative du perse Mâni (205-274) et connu sous le nom de manichéisme, s’est propagé dans tout l’empire et qu’on retrouve sous diverses formes dans plusieurs hérésies du Moyen âge. Mâni introduit le dualisme perse de la puissance bonne et de la puissance mauvaise, d’Ormuzd et d’Ahriman, dualisme assez différent de celui des gnostiques qui restent malgré tout monothéistes et où la puissance créatrice reste inférieure et subordonnée à la réalité suprême. Chez Mâni, il s’agit de deux puissances créatrices qui luttent ensemble, le Bon opposant une création nouvelle à chaque création du mauvais, jusqu’à la destruction complète de son œuvre. De là le drame du monde [709] : le Dieu bon qui avait d’abord créé cinq puissances ou demeures, Noûs, Ennoia, Phronesis, Enthymésis, Logismos (ces cinq demeures sont, on le voit, cinq aspects de la pensée divine) laisse ces puissances sans rapport avec le monde, parce qu’elles sont « faites pour la tranquillité et pour la paix » ; il produit de lui-même d’autres puissances au fur et à mesure des besoins, pour lutter contre le mal, la Mère des Vivants qui évoque à son tour le Premier Homme, l’Ami des Lumières et l’Esprit vivant, le Messager qui évoque douze Vertus, enfin Jésus, qui sont toutes destinées à entrer en rapport avec la puissance des ténèbres. Cette dualité entre deux sortes de puissances, l’une correspondant au Verbe ou à l’Intelligence des philosophes grecs, l’autre à un drame
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