Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
dialectique a pour but de contempler les idées.
Bernard de Chartres qui enseigne à Chartres de 1114 à 1124, paraît avoir eu l’idée fort nette, bien caractéristique du milieu chartrain, que le but du savoir n’est pas de fixer la connaissance du passé, mais de l’étendre. « Nous sommes comme des nains sur l’épaule des géants ; nous pouvons voir plus et plus loin que les anciens, non grâce à l’acuité de notre vue ou à la grandeur de notre corps, mais parce que nous sommes soutenus et élevés sur eux comme sur des géants » [775]. Jean de Salisbury l’appelle « le plus parfait platonicien de notre temps » [776] ; il aurait soutenu que les universaux sont identiques aux idées platoniciennes ; est-ce à Bernard que revient aussi le court exposé du platonisme qui suit ? Jean y accentue l’opposition entre l’immutabilité des idées et la mutabilité des choses sensibles, en s’inspirant de Sénèque (Ep. 58, 19 et 22) qu’il cite formellement et du Timée (49 de). Il est en tout cas une chose qui paraît certaine. Le frère de Bernard, Thierry, a composé un commentaire de la Genèse, où il explique le monde par le concours p.574 de quatre causes : Dieu le Père comme cause efficiente, les quatre éléments comme cause matérielle, le Fils comme cause formelle, le Saint Esprit comme cause finale ; il est visible qu’il y a dans ce passage un effort pour appliquer la théorie aristotélicienne des quatre causes à la cosmogonie du Timée ; et les formules chrétiennes dissimulent mal les quatre notions platoniciennes de démiurge, de matière, d’ordre du monde et de bien (d’ailleurs Thierry identifie formellement ensuite le Saint-Esprit à l’âme du monde du Timée ) : or cette interprétation du Timée se trouve dans la lettre 65 (8-10) de Sénèque, qui assimile chacun des principes du monde de Platon à une des quatre causes d’Aristote : même interprétation d’ailleurs dans la préface de la pseudo Théologie d’Aristote, une œuvre arabe du IX e siècle dont nous parlons plus loin.
C’est encore le Timée qui inspire Bernard Silvestris, dans son De Mundi universitate sine Megacosmus et Microcosmus ; vers le milieu du siècle. Un élève de Bernard de Chartres, Guillaume de Conches (mort en 1145) écrit un Commentaire du Timée et une Philosophia qui est pénétrée de platonisme. Il est à remarquer que, contrairement à Abélard qui suit aussi Platon, mais qui le subordonne et veut le faire servir à l’apologétique chrétienne, les platoniciens de Chartres exposent le platonisme comme une philosophie indépendante, sans essayer aucun rapprochement avec le dogme et non sans apporter une certaine fantaisie d’humaniste et un souci du style qui donne à toutes les productions chartraines une saveur bien spéciale. C’est par exemple la cosmogonie de Bernard Silvestris, sorte de mystère avant la lettre où l’on voit Natura tout en larmes se plaindre à Noys , c’est-à-dire à la Providence, de la confusion qui règne dans la matière ; Noys cède à ses plaintes et sépare les éléments l’un de l’autre (comme au premier livre des Métamorphoses d’Ovide) ; puis Noys s’adresse à Natura en lui promettant de former l’homme pour compléter son œuvre, tandis que Natura formera le corps de l’homme avec les quatre éléments p.575 (c’est une adaptation du récit du Timée ). En apparence c’est la Trinité chrétienne sous un vêtement platonicien ; le père identique au Bien (Tagathon), le Fils au Noys, l’Esprit à l’âme du monde ou Endelechia qui émane de Noys ; mais l’assimilation est illusoire, puisqu’il s’agit de termes hiérarchisés et non de personnes égales, puisque l’âme du monde informe, encore une autre hypostase inférieure à elle, la nature, puisque Noys enfin ne ressemble nullement au Verbe incarné ; mais qu’il est un monde intelligible, renfermant espèce, genre et individus, « tout ce qu’engendreront la matière, les éléments et le monde..., toute la série des destins ( fatalis series , c’est le terme stoïcien), la disposition des siècles, les larmes des pauvres et les fortunes des rois » [777].
III. — ALAIN DE LILLE
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La nature, l’unité de la nature et des lois naturelles, voilà bien en effet ce qui fait peut-être l’essentiel du platonisme chartrain. Un des plus beaux penseurs de la fin du siècle, Alain de Lille (mort en 1203), qui, sans dépendre directement
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