Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
l’Église et les devoirs du souverain pontife. Pour cet esprit ardent et passionné, « toute la philosophie est la connaissance de Jésus crucifié », ou, ce qui revient au même, la connaissance de l’amour de Dieu pour les hommes, qui amène les hommes à aimer Dieu. Cet amour explique tout le drame chrétien ; par amour, Dieu a destiné tous les hommes au salut ; mais il leur a donné une volonté libre (définie par l’expression stoïcienne d’assentiment, consensus ) qui a déchu ; à la suite de cette faute, l’incarnation et le supplice de Jésus ont été pour Dieu un moyen de satisfaire à sa justice et à sa pitié ; le chrétien a désormais la capacité de se sauver en suivant le Christ ; la vie chrétienne est la description de cette voie qui part de la considération ou recherche (qui est méditation sur nous-même, sur le monde et sur Dieu) pour aboutir à la contemplation, qui est « une conception assurée et non douteuse de la vérité », et enfin à l’extase où l’âme, séparée des sens corporels, ne se sentant plus elle-même est emportée ( rapitur ) jusqu’à la jouissance de Dieu, et, devenant très différente d’elle-même et très semblable à Dieu, est finalement déifiée.
Il faut bien voir tout ce qu’il y a de traditionnel dans cette peinture de la vie intérieure dont les traits se reproduisent de siècle en siècle depuis Philon, Plotin et saint Augustin. Il faut pourtant appuyer sur ce fait que, dans les milieux que nous étudions ici, ce mysticisme est religieux et sentimental et nullement spéculatif ; il est règle de vie pour l’âme et non pas, comme chez Plotin, appui d’une conception philosophique de l’univers ; c’est la tradition de la méditation intérieure d’Augustin, non celle de la métaphysique néoplatonicienne. Même tendance chez Hugues de Saint-Victor, et ceux qui lui succèdent comme maîtres au cloître Saint-Victor à Paris ; ce ne sont plus comme Bernard de grands politiques, mais des maîtres de théologie qui donnent tous leurs soins à l’instruction des clercs. p.581 Très différents aussi des chartrains, ils s’en tiennent à une conception traditionnelle de l’éducation, et les six livres du Didascalicon de Hugues (avec l’ Epitome in Philosophiam ) sont des manuels à la manière d’Isidore comprenant les arts libéraux et la théologie ; il tient beaucoup à des études complètes, allant de la grammaire à la mécanique en passant par l’éthique et la philosophie théorique (mathématiques, physique et théologie), et il proteste contre ceux qui veulent « déchirer et lacérer ce corps d’ensemble et qui, par un jugement pervers, choisissent arbitraitrement ce qui leur plaît » [785]. Tradition d’universalisme, très importante dans l’histoire de la philosophie et qui, au XII e siècle, commençait à être menacée, nous allons voir bientôt par qui.
C’est donc à une instruction intellectuelle fort complète que s’adosse la contemplation mystique dont le Victorin décrit les étapes dans un très grand nombre d’œuvres. C’est toute la vie intérieure du chrétien qui est dépeinte par exemple dans le De Contemplatione et ejus speciebus , sortes de règles d’exercices spirituels de plus en plus difficiles ; la méditation sur la morale et les ordres divins, le soliloque dans lequel « l’homme intérieur » scrute les secrets de son cœur, la circonspection ( circumspectio ) qui est la défense contre la séduction des biens sensibles ; enfin l’ascension qui a elle-même trois degrés, l’ ascensio in actu , qui consiste à confesser ses péchés, à distribuer des aumônes et à mépriser les richesses ; l’ascension dans nos sentiments ( in affectu ) qui consiste dans la parfaite humilité, la charité consommée, la pureté de la contemplation ; enfin et au plus haut l’ascension dans l’intelligence ( in intellectu ) qui consiste à connaître les créatures, et ensuite le créateur. La connaissance de Dieu s’opère d’ailleurs selon cinq modes de plus en plus parfaits : en partant de la créature, dont la contemplation conduit à l’idée du créateur ; par la nature de l’âme, p.582 qui est une image de l’essence divine, qui est partout dans le corps comme Dieu dans l’univers ; par l’Écriture qui nous révèle les attributs de Dieu ; par un rayon de la contemplation qui nous fait monter jusqu’à lui ; enfin par la vision « dont très peu
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