Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
qui est un être unique : union naturelle sans laquelle l ’ âme ne peut se saisir : l ’ âme ne peut en effet se connaître par elle-même, et ce que saint Augustin a pu déclarer sur ce point, en disant que « l ’ âme a par elle-même des notions de choses incorporelles » , revient à dire que l ’ âme perçoit qu ’ elle est parce qu ’ elle perçoit ses propres actions ( Contra Gentiles , III, 46).
S ’ il en est ainsi, le problème de l ’ individualité de l ’ homme se résout selon la règle générale qui s ’ applique à l ’ individuation des êtres composés de forme et de matière. On sait que la forme, en elle-même, est spécifique, et que, pour une même espèce d ’ être, c ’ est une forme spécifiquement identique qui est dans tous les individus de l’espèce : ce qui sépare les individus les uns des autres, c ’ est donc la matière à laquelle s ’ unit la forme. Pour bien comprendre comment la matière est principe d ’ individuation, il faut pourtant distinguer : ce n ’ est pas le fait d ’ être uni à la matière en général qui fait p.676 l ’ individualité ; l ’ homme, comme espèce, renferme déjà la matière puisqu ’ on le définit un composé d ’ âme et de corps, sans être pour cela individu : ce qui fait l ’ individu, c ’ est la matière désignée ( materia signata ), c ’ est-à-dire celle qui est considérée sous des dimensions déterminées ; c ’ est elle qui individualise la forme et qui produit la diversité numérique dans une même espèce, non seulement parce qu ’ elle donne à la forme une position exclusive de toute autre dans le temps et dans l ’ espace, mais encore parce que, en raison de sa débilité, elle ne peut recevoir la forme que d ’ une manière déficiente et imparfaite.
Devenir un individu pour une forme engagée dans la matière, c ’ est donc de toute manière une limitation, un affaiblissement, une diminution. L ’ âme humaine, comme forme du corps, est soumise à ces conditions et n ’ acquiert l ’ individualité qu ’ à raison du corps dont elle est la forme et qui a avec elle une parfaite correspondance. Il semblerait qu ’ il faut en conclure que cette individualité doit suivre la destinée du corps et disparaître avec lui. Or tel n ’ est pas l ’ enseignement de saint Thomas :« L ’ âme humaine, dit-il, est une forme qui selon son être, ne dépend pas de la matière. D ’ où il suit que les âmes sont bien multipliées selon que sont multipliés les corps, mais que pourtant la multiplication des corps n ’ est pas cause de la multiplication des âmes : et c ’ est pourquoi il n ’ est pas nécessaire que, les corps une fois détruits, la pluralité des âmes cesse. » ( Contra Gentiles , II, 81.)
L ’ on voit ici comment la foi chrétienne vient, comme du dehors, limiter le biologisme aristotélicien. Mais il convient de voir de plus près comment procède saint Thomas pour encadrer dans le péripatétisme cette doctrine de l ’ individualité permanente de l ’ âme. Il n ’ a, pour accepter la permanence de l ’ individualité de l ’ âme humaine en dehors de son corps, qu ’ une seule raison philosophique, c ’ est qu ’ il existe dans l ’ âme humaine, outre les opérations qui exigent des organes corporels, une p.677 intelligence qui connaît ses objets sans l ’ intermédiaire ni l ’ assistance de la matière :« L ’ âme intelligente n ’ est donc pas totalement saisie par la matière ou immergée en elle, comme les autres formes matérielles. » ( Contra Gentiles , II, 68 fin.)
Mais cette solution amène une autre difficulté et fort grave ; c ’ est celle qui concerne les rapports de l ’ intelligence avec le reste de l ’ âme humaine. L ’ on connaît déjà toute la suite des interprétations que les commentateurs grecs et arabes avaient données de la pensée d ’ Aristote sur ce point, leur accord quasi unanime à voir dans l ’ indépendance de l ’ opération intellectuelle vis-à-vis des organes du corps la preuve que l ’ intellect n ’ était pas compris dans la définition de l ’ âme comme forme du corps ; par ailleurs l ’ intelligence, quand elle pense actuellement, est identique à son objet ; or cet objet, ce sont les universaux on formes spécifiques ; l ’ intelligence ne peut par suite être qu ’ une forme universelle, indépendante de la matière ; elle n ’ est donc pas
Weitere Kostenlose Bücher