Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
existante, à titre d ’ attribut accidentel.
Il est aisé de voir, dans cette discussion, le conflit entre l ’ image d ’ un univers fait d ’ une suite de formes hiérarchisées, dont chacune est pour ainsi dire avide de celle qui viendra la compléter (l ’ unité n ’ étant en effet jamais dans l ’ individu, mais seulement dans le tout), et l ’ image péripatéticienne d ’ un univers fait d ’ individus ayant chacun en soi le principe de ses opérations. A cette seconde inspiration se rattache la thèse de l ’ unité de la forme en chaque individu. Mais grâce à cette thèse aussi, le danger qui menaçait l ’ unité de l ’ individu humain est tout à fait écarté ; car non seulement l ’ intelligence est la forme du corps organisé, mais encore elle est la seule et unique forme de ce corps, et c ’ est d ’ elle que découlent toutes les facultés, sensitive ou végétative, dont les opérations sont exécutées par les organes du corps. De cette manière la forme du corps humain est tout entière une âme intelligente qui tire son p.680 individualité de sa relation au corps et son indépendance du caractère immatériel de ses opérations de connaissance.
Toutefois il reste un argument très fort contre cette individualisation de l ’ intelligence : l ’ intelligence en acte étant identique à son objet, et son objet étant une forme universelle, l ’ intelligence ne peut être multipliée en individus divers. C ’ est par un vrai coup de force théologique que répond saint Thomas [850] . « On argumente fort grossièrement, dit-il, pour montrer que Dieu ne peut faire qu ’ il y ait plusieurs intellects de même espèce, parce que, croit-on, cela implique contradiction. Mais même en admettant qu ’ il ne fût pas de la nature de l ’ intellect d ’ être multiplié, il ne s ’ ensuivrait pas nécessairement que cette multiplication impliquât contradiction. Rien n ’ empêche qu ’ une chose n ’ ait pas dans sa nature la cause d ’ un caractère qu ’ elle possède pourtant en vertu d ’ une autre cause ; ainsi par nature, le grave n ’ a pas ce caractère d ’ être en haut, et pourtant il peut être en haut, sans que cela implique contradiction. De même si l ’ intellect de tous était unique parce qu ’ il ne contient pas de cause naturelle de multiplication, il pourrait pourtant admettre la multiplication sans contradiction, en vertu d ’ une cause surnaturelle. Soit dit non tant pour notre actuel propos que pour que cette manière d ’ argumenter ne s ’ étende pas à d ’ autres sujets ; car ainsi on pourrait conclure que Dieu ne peut faire que des morts ressuscitent et que des aveugles recouvrent la vue. » L ’ on voit, par ce texte si expressif, que saint Thomas n ’ hésite pas à enjoindre à la raison de plier, c ’ est-à-dire d ’ argumenter dans le sens de la foi ou de se taire.
Comme il y a une physique rationnelle du monde sensible qui permet de remonter par raisonnement jusqu ’ à Dieu comme à la cause du monde, et une théologie révélée qui excède les forces de la raison, il y a, pour diriger la conduite humaine, une morale naturelle appuyée sur la direction spontanée de la p.681 volonté vers le bien et le bonheur, et une destinée surnaturelle dans laquelle l ’ homme n ’ est conduit que par une grâce sanctifiante qui n ’ appartient pas d ’ elle-même à la volonté éclairée par la raison.
Les idées fondamentales de la morale naturelle sont empruntées par saint Thomas à Aristote. De l ’ Éthique à Nicomaque vient l ’ idée que notre volonté se dirige naturellement et spontanément vers le bien qui est sa fin, que notre libre arbitre consiste non pas à choisir notre fin, qui n ’ est pas libre, mais à choisir, par délibération raisonnée, les moyens qui nous conduisent à cette fin. Il faut donc qu ’ il y ait une lumière naturelle qui nous donne les prémisses de nos raisonnements pratiques ; cette lumière naturelle se manifeste par la syntérésis qui est, pour saint Thomas, un habitus (état stable) naturel et immuable, qui se divise en préceptes particuliers ; d ’ elle vient la rectitude de la volonté. Les vertus sont des habitudes acquises, venant de ce que, grâce à notre libre arbitre, nous sommes capables de choisir les moyens les meilleurs. Cette vue suppose que les lois de la morale et du droit sont fondées sur la raison de Dieu, à laquelle se soumet sa propre
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