Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
transformer toutes ces divergences de doctrine en une divergence fondamentale et définitive, mais acceptable à tout fidèle, une divergence de méthode. « La philosophie humaine considère les créatures en tant qu ’ elles sont telles ou telles, d ’ où les parties de la philosophie qui correspondent aux genres des choses ; mais la foi chrétienne les considère non en tant qu ’ elles sont telles ou telles, par exemple elle considère le feu non pas en tant que feu, mais en tant qu ’ il représente la hauteur divine et s ’ ordonne en quelque manière à Dieu lui-même... Le philosophe considère dans les créatures ce qui leur convient selon leur nature propre, par exemple dans le feu le mouvement vers le haut ; le fidèle considère en elles ce qui leur convient en tant qu ’ elles sont rapportées à Dieu, par exemple qu ’ elles sont créées par lui, qu ’ elles lui sont soumises, et choses de ce genre [844] . »
Voyons maintenant comment saint Thomas emploie cette tactique dans les quatre problèmes que nous avons indiqués. p.670 D’abord du Dieu moteur au Dieu créateur : d’une manière générale, la physique aristotélicienne comme telle n’envisage que des causes déterminées produisant des effets déterminés : c’est pourquoi elle ne connaît que des agents capables, par leur action, de tirer d’une manière extérieure et antérieure à cette action l’être qui y est contenu en puissance ; ces agents produisent uniquement un changement ou mouvement, c ’ est-à-dire le passage d ’ un être en puissance, mal déterminé, à un être en acte, bien déterminé ; enfin leur action n ’ est pas instantanée, mais doit se dérouler dans le temps. Or toutes les « voies » doivent, dans la pensée de saint Thomas, nous amener à conclure à une cause universelle, c ’ est-à-dire à un agent dont toutes les choses, quelles qu ’ elles soient, sont uniformément effets, donc une cause d ’ être, une cause produisant ex nihilo et agissant instantanément. C ’ est là un point de toute importance, mais qui suppose une interprétation nouvelle de la pensée d ’ Aristote : la « première voie » , telle qu ’ on la trouve dans la Physique , est en effet une solution du problème du mouvement circulaire des sphères célestes ; le moteur immobile reste donc une cause déterminée au sens ci-dessus, c ’ est-à-dire une cause qui fait passer de la puissance à l ’ acte le mouvement circulaire contenu dans la matière des cieux. Or, toute mention des sphères célestes a disparu dans la preuve thomiste ; et saint Thomas la présente de telle manière que le premier moteur fasse figure de causa essendi ou cause créatrice : les cieux que meut le premier moteur, fait-il remarquer ( Contra Gentiles , II, 6), sont cause de génération pour les choses de la région sublunaire, ce qui prouve que le premier moteur est cause d ’ être. Grâce à cette considération, saint Thomas peut accepter en toute tranquillité les objections. Cette preuve, dit-on, implique l ’ éternité du monde ; car le premier moteur toujours en acte doit produire éternellement les mouvements des cieux.
L ’ objection perd toute sa force si l ’ on s ’ aperçoit d ’ abord que l’éternité du monde n ’ implique pas l ’ indépendance du monde p.671 et la négation de sa création ; il suffit, comme l ’ a déjà fait Avicenne, de concevoir que Dieu a créé le monde dès l ’ éternité ; donc, qu ’ il soit éternel ou qu ’ il ait commencé dans le temps, le monde reste un effet et une créature de Dieu. De plus, les raisons qu ’ a données Aristote en faveur de l ’ éternité du monde ne sont pas, selon saint Thomas, convaincantes ; le fait pour Dieu d ’ être moteur du monde est une relation qu ’ il a aux créatures et qui par conséquent n ’ appartient pas nécessairement à son être. En cette matière, la raison ne peut conclure avec certitude ni pour ni contre ; et il reste à s ’ en rapporter à la foi, qui nous révèle avec certitude que le monde a été créé dans le temps. Dans la seconde voie, il entend cause efficiente, non pas au simple sens de cause motrice, comme c ’ est le cas en général chez Aristote, mais au sens de cause qui « conduit ses effets à l ’ être » ; et c ’ est ainsi que cette voie peut le conduire à une cause créatrice.
Pour la troisième voie, la spéculation sur le nécessaire et le
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