Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
métaphysique d ’ Eckhart est donc dans cette négation :« L ’ individualité est un pur accident, un néant ; supprime ce néant, toutes les créatures sont unes. » Il s ’ agit donc pour lui de montrer que cette unification avec Dieu, qui consomme la destinée, nous p.734 découvre en même temps la réalité des choses ; c ’ est en ce sens que le mysticisme d ’ Eckhart est un mysticisme spéculatif ; sa doctrine de la destinée est en même temps une doctrine de l ’ être.
L ’ unité de Dieu ne se perd point, dès que l ’ on conçoit toute la diversité des choses comme la manifestation ou révélation d ’ une unité plus profonde ; si une parole exprime une pensée intérieure, cette parole ne fait qu ’ un avec la pensée qu ’ elle exprime ; et il suffit que le divers nous apparaisse ainsi pour être immédiatement nié comme divers, comme être indépendant, et pour revenir à Dieu dont il est issu ; ainsi dès là-même que je conçois les choses comme révélations de Dieu, je connais qu ’ elles reviennent à Dieu.
Cette méthode, Eckhart l ’ applique à ce qu ’ il y a de divers en Dieu, à la Trinité : bien des vues augustiniennes sur la Trinité prêtaient à cette application : le Fils n ’ est-il pas le Verbe, la Parole ou l ’ Intelligence par où s ’ exprime le Père, et l ’ Esprit le lien d ’ amour qui unit le Fils au Père ? Mais, à l ’ exemple des triades dont les Éléments de théologie de Proclus, traduits par Guillaume de Moerbecke, lui fournissaient le modèle, il conçoit d ’ abord au-dessus de la Trinité, la divinité (Gottheit) comme une unité imparticipée, une nature non naturée » , qui reste en elle-même, tandis que, au-dessous, les trois personnes forment la « nature naturée » ; la première, le Père, correspond à l ’ unité participée de Proclus ; il est l ’ unité absolue où s ’ identifie connu et connaissant ; le Fils exprime la pensée du Père et l ’ Esprit les unit.
La création du monde, ou procession des choses créées en dehors de Dieu, n ’ est pas strictement différente en nature de la génération du Fils par le Père ; car le monde créé n ’ est point autre chose qu ’ une expression de Dieu. Chaque chose a en Dieu son être éternel, compris dans le Verbe : la création est cet acte intemporel par lequel Dieu s ’ est exprimé en son Fils. Et c ’ est pourquoi, puisque Eckhart n ’ accepte d ’ autre causalité p.735 divine que cette causalité immanente, il n ’ est pas permis de concevoir l ’ existence individuelle de chaque créature, en un temps et en un espace déterminés, comme le résultat d ’ un acte positif de Dieu ; c ’ est une impropriété de dire que Dieu a créé à un certain moment le ciel et la terre ; cette existence finie des choses hors de Dieu, cette diversité qui les sépare ne peut se concevoir que comme un néant et une privation ; et c ’ est dire avec quelle force Eckhart adhère à la théorie plotine-augustienne du mal, qui fait du mal une simple privation et un défaut, liés à cette diversité.
Or c ’ est par la connaissance même de cette unité originaire des créatures que le monde revient à son origine. L ’ âme n ’ a d ’ autres fonctions que cette connaissance. On voit avec quelle complaisance Eckhart doit admettre ces affirmations aristotéliciennes que « l ’ âme est en quelque manière toutes choses » , que, dans l ’ intelligence en acte, l ’ objet est identique au sujet, accepter aussi cette thèse néoplatonicienne que chaque hypostase, âme et intelligence, comprend toutes choses à sa manière. C ’ est là la véritable base de sa théorie de l ’ âme, qui ne peut être considérée ainsi qu ’ on le fait quelquefois, comme un point de départ de sa doctrine, mais tout au contraire, ainsi que chez Plotin, comme un dénouement : le fond de l ’ âme, ce qu ’ il appelle l ’ étincelle ( Funke ) ou la synteresis , est comme le lieu où toute créature retrouve son unité. La connaissance au sens le plus haut (qui est connaissance suprarationnelle de cette unité ou foi) n ’ est donc point comme la représentation de choses qui lui seraient et lui resteraient extérieures ; elle est une transmutation des choses mêmes dans leur retour à Dieu ; elle est, pourrait-on dire, comme l ’ aspect spirituel de cette conflagration universelle, où certains stoïciens déjà
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