Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
monastiques qui en sont issues : pauvreté, amour, humilité, bonnes œuvres, prières, toutes ces règles, destinées à détourner l ’ homme de lui-même et du p.732 monde et à le rapprocher de Dieu, Eckhart les interprète en un sens purement spirituel : la pauvreté, c ’ est l ’ état de l ’ homme qui ne sait rien, qui ne veut rien et qui n ’ a rien ; complètement séparé de lui-même et de toutes les créatures, le vrai pauvre n ’ a même plus la volonté d ’ accomplir la volonté de Dieu ; il est dans un état de passivité complète, où il laisse Dieu accomplir en lui son œuvre, aussi prêt à souffrir les tourments de l ’ enfer qu ’ à participer aux joies de la béatitude. L ’ amour est une union aussi complète que possible qui n ’ a son but qu ’ en lui-même ; conformément à un trait permanent du mysticisme il ne s ’ agit plus de l ’ amour, toujours déficient, que décrit Platon, mais d ’ une plénitude, qui est identique à Dieu lui-même ; l ’ action de l ’ âme amoureuse n ’ a donc plus rien de déficient, et elle n ’ est asservie à aucune fin ; l ’ amour et les vertus qui toutes s ’ ensuivent, loin d ’ être des acquisitions de l’âme, sont donc (comme Eckhart le dit après Plotin) l ’ être même de l ’ âme ; ils sont cette unité profonde où fusionnent indissolublement unies, toutes les vertus, accomplies dès lors sans effort, et même sans volonté ni conscience, et qui ne comportent aucun degré ; les bonnes œuvres, aumônes ou jeûnes, sont sans valeur, si on ne considère la volonté d ’ où elles partent : la volonté, insoucieuse de toute réussite extérieure, supérieure par là même à toute circonstance, au temps et à l ’ espace, ne pouvant donc jamais être empêchée, est l ’œuvre véritable, l ’œuvre interne qui, seule, rapproche de Dieu. La véritable prière n ’ est pas davantage la prière extérieure, limitée à un but déterminé et momentané, c ’ est le constant abandon à la volonté de Dieu.
On voit ici reparaître dans toute sa force une manière de comprendre la vie intérieure qui, depuis Plotin, n ’ avait jamais trouvé une formule aussi nette et complète : le but de la vie spirituelle, consistant dans l ’ amour, toutes les vertus comprises en une seule, la complète liberté atteinte en replaçant l’âme en son propre fond, c ’ est-à-dire en deçà des états où elle a une p.733 activité limitée, et déterminée, C ’ est bien là la tradition plotinienne que nous avons vue maintes fois s ’ opposer à une autre tradition, d ’ après laquelle la vertu, au lieu d ’être retrait sur soi et retour à soi, est une acquisition volontaire dépendant de contacts multiples et répétés avec les milieux extérieur et social. Pourtant il est à remarquer que la doctrine d ’ Eckhart, pas plus que le plotinisme, n ’ engendre cette abstention d ’ activité extérieure, que l ’ on appela au XVI I e siècle le quiétisme. Les activités inférieures de l ’ âme, celles qui aboutissent à l ’ action, volonté, raison, entendement, sens externes, ne soit pas supprimées par le retrait de l ’ âme en soi ; elles sont au contraire ordonnées et dirigées. Le problème, qui a si fort tourmenté le stoïcisme, est ici résolu : quand on possède le droit principe, les actions droites en résultent d ’ elles-mêmes.
C ’ est cette conception de la vie spirituelle dont le rythme domine la théologie et la métaphysique d ’ Eckhart. Ce rythme, nous le connaissons depuis longtemps : unité originaire des êtres, division, retour à l ’ unité, il n ’ est pas, depuis l ’ époque des Stoïciens, une seule vision de l ’ univers, dont ce schème, plus ou moins déformé par suite de préoccupations diverses, ne fournisse le dessin général : que l ’ on conçoive le passage de l ’ un au divers comme une émanation ou une création, la conception d ’ ensemble des choses reste toujours dominée par l ’ idée que la consommation de choses est un retour à l ’ unité avec Dieu, une véritable déification.
Le point de vue propre d ’ Eckhart, c ’ est que ce retour à l ’ unité serait tout à fait impossible, qu ’ il n ’ aurait même pas de sens, si l ’ on concevait les créatures finies et individuelles, posées en dehors de Dieu, comme douées d ’ une réalité véritable, au même sens que la réalité divine. Toute la
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