Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
également éternelles ; entre les atomes, nulle autre différence que leur grandeur et leur forme, ou bien, s’ils ont même grandeur et même forme, que leur position ; entre plusieurs comb i naisons des mêmes atomes, nulle différence que l ’ ordre relatif des atomes [142] . D ’ autre part, l ’ origine d ’ un monde, à savoir le détachement d ’ une portion de la masse infinie, suppose un vide dans lequel tombe cette portion ; sans vide, pas de mouvement ; et par vide il faut entendre l ’ espace entièrement privé de solidité, ce qui n ’ est pas par opposition à ce qui est ; affirmer le vide, c ’ est donc affirmer la nécessité d ’ existence de ce qui n ’ est pas, c ’ est contredire le grand principe de Parménide [143] . L ’ amas d ’ atomes est, nous l ’ avons dit, animé d ’ un mouvement tourbillo nnair e dont l ’ origine est d ’ ailleurs obscure ; l ’ effet de ce mouvement est de produire de multiples chocs entre les atomes de tout poids. Comme il arrive dans un tourbillon de vent ou d ’ eau, les atomes les plus légers sont repoussés vers le vide extérieur, tandis que p.79 les atomes compacts se réunissent au centre où ils font un premier groupement sphérique ; dans cette sphère se distingueront peu à peu une enveloppe sphérique qui devient de plus en plus mince, et un noyau central qui s ’ agrège en partie les atomes enlevés à la membrane ; dans la membrane se forment les corps célestes aux dépens des atomes extérieurs qui touchent le tourbillon et s ’ y agrègent [144] .
Ainsi, pour la première fois dans une cosmologie grecque, nul appel n’est fait à des puissances qualitatives telles que le froid et le chaud ; nul appel non plus à des causes motrices extérieures aux réalités élémentaires telles que l’Intelligence, l’Amitié ou la Haine. Rien qu’une mécanique corpusculaire où jouent seules un rôle les propriétés de figure, d’impénétrabilité, de mouvement, de position. La vraie réalité appartient à l’atome et au vide ; les autres propriétés que nous donnons aux choses, sueur, chaleur ou couleur, leur appartiennent simplement par convention [145] ; elles sont de simples affections de la sensation, qui naissent dans l’altération de l’organe par l’objet, comme dans la doctrine que Platon prête au sophiste Protagoras d’Abdère et selon laquelle la qualité perçue est le résultat du concours de deux mouvements ; c’est bien ainsi que Démocrite concevait la vision : l’air placé dans l’intervalle de l’œil et de l’objet vu se contracte sous la double influence des effluves qui émanent de chacun des deux ; l’air est ainsi apte à recevoir l’impression qu’il transmet jusqu’à la pupille où a lieu le reflet de l’objet [146] .
Ainsi, en même temps qu’une physique mécaniste, naît tout naturellement le scepticisme à l’égard des sens ; la connaissance qu’ils nous donnent est une « connaissance bâtarde » ; la « connaissance légitime » vient de la raison.
La mobilité dépend donc non pas d’une puissance qualitative quelconque, mais de la forme ou de la dimension des p.80 atomes ; c ’ est pourquoi la physique corpusculaire contient une théori e de l’âm e ; l ’ âme étant mobile et cause de mouvement est faite d ’ atomes sphériques comme ceux du feu ou comme les poussières que l’on voit voltiger en un rayon de soleil ; ses a to me s qui sont en nombre égal à ceux du corps et se juxtaposent à eux en alternant un à un avec eux, sont continuelle ment rénovés par la respiration [147].
De l ’ œuvre de Démocrite, nous entrevoyons à peine les principes ; il faut pourt a nt, d ’ après l ’ ensemble de ses traités, comme d ’ après les témoignages anciens, le considérer moins comme un théoricien que comme un obser vateur. Aristote nous fait connaître , non sans intention critique, que Démocrite se contente de recueillir les faits qui se produisent et de noter, quand il y a lieu, leur constance sans vouloir déterminer plus avant leur principe ; collectionnant et classant les faits naturels avec la même curiosité et dans le même esprit que les historiens ioniens du V e siècle, Hé catée de Milet ou Hérodote, recueillent les faits de l ’histoire [148].
A cette science d ’ esprit si positif , Démocrite ajoutait une morale qu i , c omplète m ent étrangèr e au sens t ragique de la vie et
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