Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
l’os, la chair, le cheveu sont comme tels des qualités indécomposables. D’autre part, nous voyons les choses venir les unes des autres, le cheveu de ce qui n’est pas cheveu, la chair de ce qui n’est pas chair. Comment est-ce possible s’il n’y a pas réellement naissance ? C’est que le produit existait déjà dans le producteur. La production n’est alors que séparation ; d’un état où les choses sont mélangées et où, à cause de ce mélange, on ne peut les distinguer les unes des autres, on passe à un état où elles se séparent. Bien plus qu’à l’art du peintre qui combine, la nature serait comparable à l’art du métallurgiste qui extrait le fer du minerai. Mais les transformations p.72 des choses sont infinies, nulle chose ne cesse de donner naissance à d’autres ; il faut donc que chaque chose contienne, en elle, mélangées et invisibles à cause de leur mélange, les semences de toutes choses ; « les choses ne sont pas coupées les unes des autres avec une hache, ni le chaud du froid, ni le froid du chaud [124] ». Les choses sont dénommées d’après la qualité qui prédomine en elles ; mais l’infinité des autres qualités y est présente quoique indistincte ; donc la séparation, qui est en voie de se faire, n’est jamais accomplie, et elle est même toujours aussi loin de l’être ; c’est un mouvement qui n’a pas de terme. Ce sont ces semences de toutes choses dont chacune contient une infinité, qu’Aristote a appelées, d’un nom devenu traditionnel, les homéoméries ou parties homogènes [125] ; mais il faut bien remarquer qu’elles ne sont pas des parties composantes des choses, en nombre limité ; Anaxagore ne peut en effet admettre l’infinité du mouvement de division que parce qu’il admet corrélativement l’infinie divisibilité et, avec elle, dans un corps limité, une infinité d’homéoméries qui laissera indéfiniment possible le processus de séparation [126].
Dès lors on peut traduire ennouveau langage les vieilles cosmogonies milésiennes. L’Infini d’Anaximandre devient le mélange infiniment grand où « toutes choses sont ensemble et ne peuvent être distinguées à cause de leur petitesse » [127]. Lacosmogonie sera l’histoire du processus continu de séparation, par lequel les parties du monde s’isolent les unes des autres, d’une part le dense et l’humide, le froid et le sombre qui se réunissent vers le centre, tandis que le rare et le chaud se portent vers la région extérieure [128]. Mais Anaxagore s’est posé d’autres questions : et d’abord dans cet infini parfaitement homogène, quelle pouvait être l’origine du mouvement ? Elle ne peut être p.73 que dans une réalité extérieure et supérieure au mélange, tout comme, chez Empédocle, elle est extérieure aux éléments. Cette cause sans mélange, simple, existant par soi, qui est principe de l’ordonnance du monde est l’Intellingence (Nous). Par quel mécanisme agit le Nous ? Anaxagore, sous l’impression des changements produits par les révolutions célestes, admet que la première cause qui sépare les choses les unes des autres est un mouvement circulaire ou tourbillon ; il imagine donc le Nous animé d’abord lui-même d’un mouvement circulaire, puis produisant dans un espace limité un petit tourbillon, qui s’étend peu à peu autour de son centre, se propageant à travers l’espace infini. La séparation des choses est produite, d’une manière difficile à saisir, par l’action mécanique dece tourbillon ; les astres par exemple viennent de ce que l’éther arrache des pierres à la terre et les enflamme par la rapidité de son mouvement. Le même procès peut d’ailleurs se produire en d’innombrables points de l’espace illimité, et il faut accepter, selon l’enseignement milésien, une infinité de mondes [129].
Labiologie d’Anaxagore n’a point de liaison sensible avec sa cosmologie ; il soutenait sans doute que tous les êtres vivants, y compris les plantes, avaient en eux un fragment de l’intelligence universelle [130]. Il enseignait que la sensation se fait par les contraires ; c’est dans la pupille, parfaitement obscure, que peut apparaître une image lumineuse ; c’est ce qui est plus chaud ou plus froid que nous qui nous réchauffe ou nous refroidit ; et c’est pourquoi toute sensation implique peine, parce que la peine est le contact du dissemblable [131].
VIII. — LES
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