Histoire de la philosophie. Tome I, L'Antiquité et le Moyen Âge. I. Période hellénique
d’Eubulide et contemporain du roi Ptolémée Sôter (306-285) : cet argument que l’on appelle le triomphateur atteint en effet les racines mêmes de la philosophie d’Aristote, en montrant que, dans cette philosophie, la notion du possible, et par conséquent de puissance indéterminée, ne peut avoir aucun sens.
Aristote donne (sans d’ailleurs l’attribuer à Diodore ni p.267 même aux mégariques) une forme tout à fait simple de l’argument [380] : dès que vous admettez d’une manière générale que toute proposition est vraie ou fausse, le principe s’applique aussi bien aux événements futurs qu’au présent ou au passé ; toute assertion sur le futur sera ou vraie ou fausse ; il s’ensuit qu’il n’y a aucune indétermination (ou possibilité d’être ou ne pas être) pour l’événement futur. L’affirmation du possible est incompatible avec le principe de contradiction. L’auteur de cet argument voulait-il (comme affecte de le croire Aristote qui le réfute par les conséquences pratiques de sa thèse) démontrer la nécessité ? N’est-il pas plus conforme à ce que nous connaissons des Mégariques de croire qu’il voulait montrer l’absurdité des conséquences d’une logique fondée sur le principe de contradiction, qui amenait à rendre impossible toute volonté et toute délibération sur le futur ? Épictète nous donne de l’argumentation une forme plus compliquée, mais malheureusement très obscure [381]. Le raisonnement prend pour accord que toute assertion vraie portant sur le passé ne peut devenir fausse ; et que d’autre part l’impossible ne peut jamais être un attribut du possible. Puis montrant sans doute ensuite (dans un développement analogue à celui que nous a conservé Aristote) que le principe de contradiction doit avoir, selon l’adversaire, une portée universelle, c’est-à-dire s’appliquer aussi aux assertions relatives à l’avenir, il en déduit que, dans une alternative (tel événement arrivera ou n’arrivera pas), l’assertion qui exprime l’événement qui n’arrivera pas ne se rapporte à rien de possible, puisque le possible est ce qui peut être et ne pas être, tandis que l’événement en question non seulement n’est pas mais ne sera jamais. Dire qu’il est possible, ce serait donc dire que l’impossible est possible. La philosophie du concept ne saurait donc admettre qu’une réalité rigoureusement et complètement déterminée.
p.268 Chez tous les Mégariques, on ne voit que des attaques, mais aucune doctrine positive : ils veulent montrer l’incohérence de la philosophie du concept ; mais ces « éristiques » ne paraissent jamais avoir eu l’intention, qu’on leur a parfois prêtée, de substituer un idéalisme propre à celui de Platon et d’Aristote. Le raisonnement a-t-il jamais servi aux penseurs de la Grèce, fût-ce à Platon, à établir une vérité ? N’est-il pas toujours dialectique, c’est-à-dire destiné à déduire les conséquences d’une assertion posée par l’adversaire ? Par une transposition géniale, Platon avait fait de cette dialectique un principe de la vie spirituelle ; avec les Mégariques, elle retombe lourdement a terre et reprend son emploi éristique.
Mais n’est-ce pas précisément pour faire place à une vie spirituelle nouvelle, tout autrement dirigée que chez Platon ? Il y a d’autres moyens d’éducation que la dialectique. Le rhéteur, lui, sait parler de choses utiles et en parle d’une manière persuasive ; or c’est cette méthode d’éducation rhétorique, que vante Alexinus d’Élée, un mégarique de la génération du stoïcien Zénon, dont Hermarque l’épicurien a cité un passage du traité Sur l’Éducation [382]. On y voit Alexinus, connu d’ailleurs ainsi que son maître Eubulide pour avoir écrit un livre calomnieux rempli de polémiques personnelles contre Aristote [383], proposer un idéal qui s’écarte beaucoup de la philosophie ; dans le débat qui a toujours existé, en Grèce et même dans l’âme grecque, entre la rhétorique et la philosophie, entre l’éducation formelle qui enseigne des thèmes et l’éducation scientifique qui atteint les choses, il prend parti sans hésitation pour la première ; et s’il reproche aux professeurs de littérature leurs recherches trop pointilleuses en matière de critique de textes, il les loue de traiter de choses utiles en des discours à thèmes philosophiques, en
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