Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu'en 1814
défaite, se présente au conseil des anciens. Il était perdu si ce dernier, qui penchait pour la conjuration, était entraîné par l’élan du conseil des jeunes. « Représentants du peuple, leur dit-il, vous n’êtes point dans des circonstances ordinaires ; vous êtes sur un volcan. Hier, j’étais tranquille, lorsque vous m’avez appelé pour me notifier le décret de translation, et me charger de l’exécuter. Aussitôt j’ai rassemblé mes camarades ; nous avons volé à votre secours. Hé bien ! aujourd’hui on m’abreuve de calomnies ! On parle de César, on parle de Cromwell, on parle de gouvernement militaire ! Si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés ; je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité de vos mains. Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; mais c’est sur vous seuls que repose son salut. Il n’y a plus de gouvernement : quatre des directeurs ont donné leur démission, le cinquième (Barras) a été mis en surveillance pour sa sûreté ; le conseil des cinq-cents est divisé ; il ne reste que le conseil des anciens. Qu’il prenne des mesures ; qu’il parle, me voilà pour exécuter. Sauvons la liberté, sauvons l’égalité ». Un membre républicain, Linglet, se leva alors et lui dit : « Général, nous applaudissons à ce que vous dites : jurez donc avec nous obéissance à la constitution de l’an III, qui peut seule maintenir la république ». C’en était fait de lui, si cette proposition eût été accueillie comme aux cinq-cents. Elle surprit le conseil, et Bonaparte fut un instant déconcerté. Mais il reprit bientôt : « La constitution de l’an III, vous n’en avez plus. Vous l’avez violée au 18 fructidor, vous l’avez violée au 22 floréal ; vous l’avez violée au 3o prairial. La constitution ! elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été violée par toutes ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut, parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne : la constitution violée, il faut un autre pacte, de nouvelles garanties ». Le conseil applaudit aux reproches que lui adressait Bonaparte, et il se leva en signe d’approbation.
Bonaparte, trompé par le succès facile de sa démarche auprès des anciens, croit que sa présence seule apaisera le conseil orageux des cinq-cents. Il s’y rend à la tête de quelques grenadiers, qu’il laisse à la porte, mais dans l’intérieur de la salle ; et il s’avance seul, le chapeau bas. À l’apparition des baïonnettes, tout le conseil se lève d’un mouvement subit. Les législateurs, croyant que son entrée est le signal de la violence militaire, poussent en même temps le cri de : Hors la loi ! à bas le dictateur ! Plusieurs membres s’élancent à sa rencontre ; et le républicain Bigonet, le saisissant par les bras, Que faites-vous ? lui dit-il, téméraire ! Retirez-vous ; vous violez le sanctuaire des lois. Bonaparte pâlit, se trouble, recule, et il est enlevé par les grenadiers qui lui avaient servi d’escorte.
Son éloignement ne fit point cesser la tumultueuse agitation du conseil. Tous les membres parlaient à la fois, tous proposaient des mesures de salut public et de défense. On accablait Lucien Bonaparte de reproches : celui-ci justifiait son frère, mais avec timidité. Il parvint, après de longs efforts, à monter à la tribune pour inviter le conseil à juger son frère avec moins de rigueur. Il assura qu’il n’avait aucun dessein contraire à la liberté, il rappela ses services. Mais aussitôt plusieurs voix s’élevèrent et dirent : – Il vient d’en perdre tout le prix : à bas le dictateur, à bas les tyrans ! Le tumulte devint alors plus violent que jamais ; et l’on demanda la mise hors la loi du général Bonaparte. – Quoi, dit Lucien, vous voulez que je prononce la mise hors la loi contre mon frère ! – Oui , oui, le hors la loi, voilà pour les tyrans. On proposa et on fit mettre aux voix, au milieu de la confusion, que le conseil lut en permanence, qu’il se rendît sur-le-champ dans son palais à Paris ; que les troupes rassemblées à Saint-Cloud fissent partie de la garde du corps législatif, que le commandement en fût confié, au général Bernadette. Lucien, étourdi par toutes ces
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