Histoire des colonisations: Des conquetes aux independances, XIIIe-XXe siecle
à la défense des Indiens ou à la mise en cause des Princes qui se les soumettaient ; à moins qu’il ne se fût agi d’assurer l’élargissement de la Chrétienté ; car l’Église ne manifestait pas la même sollicitude quand les soldats de Charles V ou de Philippe II massacraient les Infidèles…
Or, deux siècles plus tard, les luttes du Sacerdoce et de l’Empire sont achevées, bien achevées, l’Église est désormais impuissante face aux entreprises des grands États, et son cri humanitaire perd de sa force, une de ses raisons d’être aussi. L’Église met ses principes en pratique dansson pré carré, ses Réserves destinées aux missions, celles de Floride et du Paraguay notamment.
Au XVIII e siècle, on retrouve la même ambiguïté dans les appels humanitaires en faveur des Indiens et des Noirs. Comme en témoigne ce roman à succès, Oroonoko de Mrs. Afbra Behn, qui présente de façon sympathique un Noir révolté du Surinam (1688). Mais l’action contre l’esclavage vient de ce que ce sont ceux-ci désormais qui suscitent les mouvements de pitié — surtout des gens d’Église, de ces sectes méthodistes et quakers en particulier qui, bientôt en Angleterre, finirent par obtenir la condamnation de la traite et l’abolition de l’esclavage. L’ambiguïté tient à ce que lorsque la condamnation émane des philosophes du continent — on dirait aujourd’hui des intellectuels — elle vise les gouvernements « despotiques » qui couvrent cette politique coloniale plus que ceux qui en sont les directs bénéficiaires, colons ou négociants. La contradiction apparaît pendant la Révolution française.
De ce point de vue, et bien qu’elles soient le fait de Louis XV, les Instructions au sieur de Clugny, Intendant aux Iles-sous-le-Vent, en 1760, rendent compte de cette ambiguïté : « Veillez à ce que les maîtres traitent les esclaves avec humanité… c’est le plus sûr moyen d’empêcher le marronage [la fuite des esclaves] qui est non seulement ruineux pour les habitants, mais dangereux pour la colonie. » Au comte d’Ennery, gouverneur de la Martinique, on envoie comme Instructions que « Sa Majesté, informée que la plupart des habitants des isles manquent au devoir si essentiel de nourrir leurs nègres, recommande […] la plus grande attention sur ces abus si contraires à l’humanité et aux intérêts mêmes des habitants » (Michèle Duchet, Anthropologie et Histoire au siècle des Lumières) .
L’ Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770) de l’abbé Raynal peut être considérée — avec les Mémoires de Las Casas (1542) et les différents écrits de Frantz Fanon (1960) — comme un des principaux manifestes de l’anticolonialisme. Cet ouvrage connut un succès considérable, et la plupart de ses successeurs y puisèrent exemples et arguments — comme lui-même avait procédé en utilisantaussi bien les écrits de Las Casas et d’autres hommes d’Église que les rapports de ses contemporains sur la situation dans les îles, essentiellement du baron Bessner, de Pierre-Victor Malouet, de quelques autres. La tonalité dénote le polémiste ; il fustige les colons, la politique des Princes.
« Passé l’Équateur, l’homme n’est plus ni anglais, ni hollandais, ni français, ni espagnol, ni portugais. Il ne conserve de sa patrie que les principes et les préjugés qui autorisent ou excusent sa conduite. Rampant quand il est faible, violent quand il est fort, pressé d’acquérir, pressé de jouir et capable de tous les forfaits qui le conduiront plus rapidement à ses fins. C’est un tigre domestique dans la forêt. La soif du sang le reprend. Tels se sont montrés tous les Européens, tous indistinctement, dans les contrées du Nouveau Monde, où ils ont porté une fureur commune, la soif de l’or » (Livre IX, chap. 1, Éd. Esquer, p. 57).
Quatre livres plus loin, le même abbé Raynal montre en quel mépris, pourtant, le monarque tient ces hommes : « Que la fureur d’un ouragan ait enseveli des milliers de ces colons sous la ruine de leurs habitations, et nous nous en occupons moins que d’un duel commis à notre porte […]. Que les horreurs de la disette réduisent les habitants de Saint-Domingue ou de la Martinique à s’entre-dévorer, nous y prenons moins de part qu’au fléau d’une grêle qui avait haché les moissons de quelques-uns de nos
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