Histoire des colonisations: Des conquetes aux independances, XIIIe-XXe siecle
villages… Il est assez naturel que cette indifférence soit un effet de l’éloignement […]. C’est que les Souverains ne comptent guère les colons au nombre de leurs sujets… Le dirai-je ? Oui je le dirai, puisque je le pense ; c’est qu’une invasion de la mer qui engloutirait cette portion de leur domaine les affecterait moins que la perte qu’ils en feraient par l’invasion d’une puissance rivale. Il leur importe peu que ces hommes meurent ou vivent pourvu qu’ils n’appartiennent pas à un autre… » (Livre XIII, chap. 12).
Avant Raynal, Fénelon avait été un des premiers à dénoncer l’esprit de conquête, où qu’il se porte, mais sa condamnation demeurait morale. De sorte que Voltaire innova en abordant le problème des colonies avec pragmatisme, évaluant le pour et le contre du point de vue del’intérêt de l’État : l’Espagne y a acquis des richesses immenses, note-t-il, mais s’y est dépeuplée. « Il reste à savoir si la cochenille et le quinquina sont d’un assez grand prix pour compenser la perte de tant d’hommes. » Cet argumentaire allait se développer pendant des siècles, jusqu’à Gladstone en Angleterre, puis Raymond Cartier en France, qui l’illustrèrent chacun avec leurs calculs particuliers.
Au XVIII e siècle, les arguments anticolonialistes s’opposent à ceux des libéraux et mercantilistes qui vantent les avantages et les profits du commerce colonial et de la colonisation. Aussi leur oppose-t-on des dangers d’une autre nature — et d’abord celui du dépeuplement des métropoles, que condamnent Boulainvilliers, Mirabeau et Montesquieu : il faut que les hommes restent où ils sont, car autrement ils tombent malades et meurent, et la nation y perd de sa force.
Mais l’intérêt économique des colonies est lui-même mis en doute : le père de l’argumentaire est ici William Petty qui, dans L’Arithmétique politique (1690), fait le premier le compte et le décompte des dépenses et recettes à mettre au crédit et au débit des colonies anglaises, un bilan que François Quesnay établit pour la France, en posant clairement une question qui devient lancinante aux siècles suivants — les colonies sont-elles rentables ?
Quant à la condamnation de la traite, elle aboutit à sa limitation, puis à son interdiction — mais celle-ci se perpétua néanmoins…
Comme il arrive souvent, c’est Montesquieu qui formule le diagnostic le plus net et le plus explicite : « Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux d’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres » (De l’esprit des Lois , Livre XV, chap. 5). Cela n’implique pas la moindre commisération à l’endroit des Noirs : « Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes ; parce que si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens » ( ibid .). Voltaire fait une description à la fois réaliste et morale de la cruauté de leur destin : « Nous allons acheter ces nègres àla Côte de Guinée […]. Il y a trente ans qu’on avait un beau nègre pour cinquante livres ; c’est à peu près cinq fois moins qu’un bœuf gras. Cette marchandise humaine coûte aujourd’hui, en 1772, environ quinze cents livres. Nous leur disons qu’ils sont hommes, comme nous, qu’ils sont rachetés du sang d’un Dieu mort pour eux, et ensuite on les fait travailler comme des bêtes de somme ; on les nourrit plus mal ; s’ils veulent s’enfuir, on leur coupe une jambe et on leur fait tourner à bras l’arbre des moulins à sucre, lorsqu’on leur a donné une jambe de bois. Après cela nous osons parler du droit des gens ! »
L’ambiguïté des positions tient à ce que dans les conceptions de l’époque, les Noirs doivent d’abord devenir des hommes avant qu’on ne leur parle de leur liberté. Tel est bien le projet de la Société des Amis des Noirs , qu’anime Jean-Pierre Brissot, qui souhaite certes « qu’on mette fin au commerce infâme » [de la traite] mais qu’en attendant, on leur destine un traitement plus doux. « Les ennemis des Noirs se plaisent à répandre sur cette Société des bruits extrêmement faux, et qu’il importe de dissiper. Ils insinuent que l’objet de la Société est de détruire tout d’un coup l’esclavage, ce qui ruinerait les colonies […]. Elle ne demande que
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