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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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la
victime ; qu’ils s’habillaient à la justice, à l’humanité, en
se livrant aux plus sales débauches, nos armées républicaines
continuaient à remporter de grandes victoires.
    Dans cet hiver épouvantable de 1794 à 1795,
l’armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan, et celle du Nord
sous la conduite de Pichegru, rejetaient les Allemands et les
Anglais hors de chez nous ; elles envahissaient la Hollande et
se rendaient maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, depuis
Bâle en Suisse jusqu’à la mer. C’est une des plus magnifiques
campagnes de la république ; il gelait à pierres fendre ;
nos hussards, au galop sur la glace, s’emparèrent même de la flotte
ennemie, chose qu’on n’avait jamais vue et qu’on ne reverra sans
doute jamais.
    Combien de fois, les mardis et vendredis,
jours de marché, quand la foule des pauvres gens remplissait notre
petite boutique, ouverte sur la place des Halles, demandant du sel,
du tabac, et que le vent chassait la neige jusque derrière nos
comptoirs, que la glace montait par-dessus les marches au niveau du
plancher, combien de fois je me suis dit, en regardant cette grande
rue blanche en face, et les arbres secoués sur les
remparts :
    « Il ne fait pas chaud !…
Non !… Mais c’est égal, nos braves camarades, pieds nus et les
jambes entourées de paille, sur les grands chemins, ne doivent pas
être à leur aise autant que nous ! »
    Tout en servant, en répondant aux uns et aux
autres, ces idées me travaillaient ; je me rappelais Mayence,
Le Mans, Savenay ; ce n’était pourtant rien auprès de cet
hiver de 94, où le vin et même l’eau-de-vie gelaient dans les
caves.
    Et, le soir, les volets fermés, quand le feu
bourdonnait dans notre petit poêle, que Marguerite comptait les
gros sous, que je les mettais en rouleaux, et que mon frère Étienne
lisait notre entrée à Utrecht, à Arnheim, Amersdorf, Amsterdam, le
passage des digues et des canaux, la sommation des hussards à la
flotte du Texel, ou d’autres choses aussi merveilleuses, combien de
fois mes yeux sont-ils devenus troubles ! et Marguerite,
s’arrêtant tout à coup, combien de fois s’est-elle
écriée :
    – Ah ! les royalistes à Paris ont
beau demander l’abolition des droits de l’homme et du citoyen, la
république remporte des victoires, les despotes se sauvent.
    Et tous ensemble nous criions :
    – Vive la république une et
indivisible !
    Tous les principaux jacobins de la ville, même
Élof Collin, qui s’était remis avec moi, sachant que j’avais parlé
selon mon cœur, tous prirent alors l’habitude de venir causer
derrière notre petit poêle, après souper. Notre bibliothèque devint
la réunion des patriotes ; c’est chez nous qu’on apprenait
d’abord les grandes nouvelles, qu’on s’indignait contre les tyrans,
et qu’on célébrait les victoires de la nation en chantant la
Marseillaise.
Que voulez-vous ? c’était dans le sang
de la famille ; même vingt-cinq ans après, on ne connaissait
que cette musique chez Bastien-Chauvel, et quand on ne chantait
plus à la maison, toute la ville savait que les royalistes avaient
le dessus.
    À la fin de ce rude hiver, nous tenions déjà
tous les articles d’épicerie, et l’on nous devait à Phalsbourg et
dans les environs plus de neuf cents livres ; lorsque les gens
sont si malheureux, et qu’on les sait honnêtes, laborieux,
économes, il n’est pas possible de leur refuser à crédit les
premières nécessités de la vie ; non, ce n’est pas possible.
Nous devions à Simonis au moins autant qu’on nous devait ;
mais il nous écrivit lui-même de ne pas nous gêner pour le payer,
qu’il attendrait trois mois de plus s’il le fallait ; que
c’était une année difficile pour tout le monde ; en même temps
il nous engageait à prendre de nouvelles marchandises.
    Le 1 er mars 1795, nous fîmes notre
premier inventaire, chose indispensable pour tout commerçant qui
veut connaître l’état de ses affaires, savoir ce qu’il a vendu, ce
qui lui reste, s’il a perdu, s’il a gagné ; s’il peut
s’étendre ou s’il doit s’arrêter ; les gueux seuls aiment à
vivre dans le désordre, jusqu’à ce que l’huissier vienne faire leur
inventaire pour eux.
    Nous reconnûmes avec joie que, Simonis et nos
libraires payés, il nous resterait encore quinze cents livres de
bénéfice net ; après une si rude campagne, c’était
magnifique.
    Il va sans dire que mon père

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