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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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et maître Jean
venaient nous voir au moins une fois par semaine, et que mon père
dînait avec nous tous les dimanches. Marguerite n’oubliait jamais,
pendant la grande disette, de lui glisser un bon morceau de pain et
de viande dans la poche, au moment du départ ; elle nous
aurait plutôt fait jeûner le soir que d’y manquer ; je l’en
aimais d’autant plus. Nous savions l’heure où cet excellent père
arrivait, c’était toujours le matin ; de notre porte nous le
voyions déjà sourire au bout de la rue ; il se redressait
joyeusement et saluait tous les passants, même les enfants, qui lui
criaient :
    – Bonjour, père Bastien.
    Il riait et puis ouvrait la porte en
demandant :
    – Eh bien, Michel, eh bien, mes enfants,
ça va… ça va bien, n’est-ce pas ?
    – Oui, mon père.
    Nous nous embrassions. Alors, sur le seuil,
après avoir secoué la neige de ses pieds, il disait :
    – Entrons !… entrons !…
    Et nous entrions dans la bibliothèque ;
il se chauffait les mains au poêle en regardant Marguerite d’un air
attendri. C’est que nous espérions quelque chose, la plus grande
joie qu’un homme puisse avoir sur la terre ; le bon père le
savait. Je ne crois pas que jamais un être ait été plus heureux que
lui dans ce temps ; il aurait voulu chanter, mais sa joie
tournait en attendrissement ; il finissait toujours par
s’essuyer les yeux et s’écrier :
    – Mon Dieu ! quelle chance j’ai
toujours eue dans ma vie ! Je suis un homme plein de
chance !…
    Et l’usurier, les corvées, la misère de
cinquante ans, Nicolas, la mère, mon départ en 92, tout était
oublié ; il ne voyait plus que nous : Étienne, déjà
presque un homme, moi de retour, Marguerite devenue ma femme ;
le reste, il n’y pensait plus.
    Nous recevions aussi de temps en temps des
lettres du père Chauvel, et c’étaient les beaux jours de
Marguerite ; mais ces lettres étaient courtes ; il ne
parlait plus comme autrefois avec abondance ; quatre
mots : « Mes enfants, je vous embrasse. Les nouvelles que
vous me donnez m’ont fait plaisir. J’espère que nous serons encore
ensemble. Le temps presse, les circonstances sont graves. Mes
amitiés à maître Jean, à Collin, etc. » On voyait qu’il avait
de la méfiance, qu’il n’osait pas tout écrire. Enfin nous savions
qu’il se portait bien, c’était déjà quelque chose ; et comme,
après sa mission à l’armée des Alpes, Chauvel devait retourner à
Paris, nous espérions aussi le voir en passant.
    C’est le dernier jour de mars 1795 que notre
premier enfant vint au monde, un gros garçon joufflu, les bras, les
cuisses et le corps tout ronds, un solide gaillard. Après la grande
inquiétude et la grande souffrance, en le voyant dans les bras de
sa mère, sous la couverture blanche et les rideaux, je sentis
quelque chose de fort et presque de terrible m’élever le
cœur ; il me semblait que l’Être suprême était autour de nous
et qu’il me disait :
    « Je te donne cet enfant pour en faire un
citoyen, un défenseur de la justice et de la liberté. »
    L’attendrissement m’étouffait, je jurais en
moi-même d’en faire un homme, selon mes forces et mes moyens.
Marguerite le regardait en souriant, elle ne disait rien ; la
vieille Horson et d’autres bonnes femmes riaient et
criaient :
    – Quel bel enfant, il est
énorme !
    Et déjà deux citoyens dans la boutique, ayant
appris la nouvelle, demandaient si l’on pouvait entrer, lorsque le
vieux père et maître Jean arrivèrent.
    – À la bonne heure, Michel, à la bonne
heure ! s’écriait maître Jean.
    Mon père ayant vu le petit, gras et rose,
sanglotait tout bas, et puis il se mit à rire et me serra dans ses
bras longtemps. Il embrassa Marguerite en lui disant :
    – Nous allons être tout à fait heureux,
maintenant ; et, quand il sera grand, je le mènerai promener
au bois.
    Enfin chacun se représente cela !
    Le premier enfant qu’on a vous embellit tout.
Marguerite ne pouvait pas me parler à force de bonheur ; elle
me regardait, et nous souriions ensemble ; le premier mot
qu’elle me dit, ce fut :
    – Il te ressemble, Michel !
Ah ! que mon père sera content !
    J’aurais encore bien des choses à raconter sur
ce jour, mais comment les faire comprendre à ceux qui n’ont pas eu
d’enfants d’une brave femme ? et ceux qui en ont eus,
qu’est-ce que je leur apprendrais de nouveau ?

Chapitre 5
     
    Toutes nos grandes guerres

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