Hitler m'a dit
les déprédations et les violences de Forster ; c’est qu’il les rende provisoirement tolérables en feignant la résistance ; c’est qu’il envenime les querelles au lieu de les apaiser. Il ne dit pas oui, il ne dit pas non ; il hésite et s’obstine ; la tradition prussienne et sa propre conscience le détournent d’abandonner une tâche parce qu’elle est trop difficile, de rejeter une responsabilité parce qu’elle est trop lourde. Hitler, sans doute, voit plus clair et plus loin que ses grossiers lieutenants ; il ne peut pas ignorer que l’Allemagne a besoin d’une longue période de paix, qu’elle doit se plier à des accommodements avec ses vainqueurs, qu’il lui faut vivre et grandir pour assurer sa revanche. Il va sans dire que M. Rauschning lui-même ne veut la paix que pour la revanche. Comme Stresemann. Comme Hindenburg. Comme les neuf dixièmes et demi du peuple allemand, humilie dans sa fierté, arrêté dans son essor, décidé à reprendre un jour ses anciennes frontières. Cela seul et rien de plus.
M. Rauschning prend donc le train pour Berlin, quand, il ne sait plus où donner de la tête, et va demander au Führer-Chancelier aide et réconfort. C’est la série de ces audiences et de ces conversations qu’il nous présente dans son livre. Conversations ? Le terme est impropre. Dans les rencontres de la première période, en 1931 et 1932, M. Rauschning membre important du parti, est admis à la table ou aux réceptions du Führer ; il écoute et se tient modestement à sa place. De janvier 1933 à la fin de 1935 il est le chef national-socialiste du Gouvernement de Dantzig ; il vient à Berlin, à Nuremberg ou à l’Obersalzberg pour soumettre à Hitler ses difficultés et ses dossiers. À chacune de ses visites, il fait la même expérience, à la fois décevante et fascinante. Hitler l’écoute à peine, écarte d’un geste les paperasses, lui coupe la parole : « — C’est votre affaire. Je ne m’occupe pas de ces sottises. Débrouillez-vous. » Pas d’entretien ni de débat ; un monologue, une conférence, une harangue passionnée pour un seul auditeur. L’homme chétif, insignifiant, balbutiant, qui tient dans ses mains le destin de l’Allemagne, s’anime, s’excite, s’exalte, exactement comme à la tribune de l’Opéra Kroll ou du congrès de Nuremberg. Son débit se précipite, sa voix siffle et tonne, ses yeux fulgurent ; il entre en transe, il vaticine, il se tord sur le trépied, éjecte des sentences sibyllines, conjure d’étranges visions. L’auditeur pétrifié voit surgir de cette bouche médiocre les vapeurs rouges du Brocken, les rêves malsains de la plus sombre Allemagne, les divagations séculaires et secrètes d’un peuple qui se rue à la servitude collective, pour échapper à son destin physiologique d’anarchie et de dispersion. Brusquement, le médium se réveille : il ricane, il plaisante lourdement, il pousse son visiteur vers la porte et lui frappe l’épaule d’une main familière et cordiale, le renvoie troublé, magnétisé, servile et content. Un vieux renard comme Schacht confesse qu’il n’est jamais sorti de l’antre sans trembler de tous ses membres.
L’Allemand du Nord, quand il est de bonne souche, est peu accessible aux incantations. M. Rauschning mesure froidement, avec un mélange d’admiration et d’inquiétude, l’homme singulier qui l’étourdit de son flux de paroles ; il dose la mesquinerie et la démesure, soupçonne une pointe de charlatanisme, prend mentalement des notes qu’il fixera, tout à l’heure sur le papier. Il nous affirme que ces transcriptions « ont, dans une très large mesure, la valeur d’une reproduction littérale ». À quiconque possède la moindre habitude de la critique des textes, cette caution d’un esprit scrupuleux et probe est à peine nécessaire. M. Rauschning a son style ; Hitler a le sien. Impossible de concevoir deux modes d’expression plus dissemblables. M. Rauschning, écrivant pour son compte, est correct, didactique, un peu compassé ; il dénoue sa pensée en longues phrases abstraites ; il semble descendre, en lignée spirituelle, de Schelling ou de Schleiermacher, plutôt que de Nietzsche ou de Bismarck. Hitler est négligé, débraillé, vulgaire, mais sentencieux et concret. Il parle, quand il est calme, à la bonne franquette, à la viennoise, et même avec le jargon et l’accent viennois. Quand il est en transe, ses phrases se
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