Hommage à la Catalogne
manifestation monstre à laquelle prendraient part à la fois la C.N.T. et l’U.G.T. Les leaders de la C.N.T., plus modérés que beaucoup de leurs sectateurs, travaillaient depuis longtemps en vue d’une réconciliation avec l’U.G.T. ; c’était même le mot d’ordre de leur politique que d’essayer de former un seul grand bloc des deux centrales syndicales. L’idée était de faire défiler ensemble la C.N.T. et l’U.G.T., qui feraient ainsi montre de leur solidarité. Mais au dernier moment la manifestation fut décommandée. Il était trop évident qu’elle n’amènerait que des bagarres. C’est ainsi qu’il ne se passa rien le 1 er mai. Quel drôle d’état de choses ! Barcelone, la ville soi-disant révolutionnaire par excellence, fut probablement la seule ville de l’Europe non-fasciste où il n’y eut pas de commémorations ce jour-là. Mais j’avoue que j’en fus plutôt soulagé. On pensait que le contingent de l’I.L.P. allait devoir marcher, dans le cortège, avec le groupe du P.O.U.M., et tout le monde s’attendait à de la casse. C’était bien la dernière chose à laquelle j’aspirais que d’être mêlé à quelque absurde combat de rues ! Être en train de défiler derrière des drapeaux rouges sur lesquels sont inscrits des mots d’ordre exaltants, et être descendu par quelqu’un de totalement inconnu qui vous tire dessus au fusil-mitrailleur d’une fenêtre d’un dernier étage – non, décidément, ça n’est pas ma conception d’une façon utile de mourir.
IX
Vers midi, le 3 mai, un ami qui traversait le hall de l’hôtel me dit en passant : « Il y a eu une espèce d’émeute au bureau central des téléphones, à ce que j’ai entendu dire. » Je ne sais pourquoi, sur le moment, je ne prêtai pas attention à ces mots.
Cet après-midi-là, entre trois et quatre, j’avais descendu la moitié des Ramblas lorsque j’entendis plusieurs coups de feu derrière moi. Je fis demi-tour et vis quelques jeunes gens, le fusil à la main et, au cou, le foulard rouge et noir des anarchistes, se faufiler dans une rue transversale qui partait des Ramblas vers le nord. Ils étaient manifestement en train d’échanger des coups de feu avec quelqu’un posté dans une haute tour octogonale – une église, je pense – qui commandait la rue transversale. Je pensai instantanément : « Ça y est, ça commence ! » Mais je n’éprouvai pas grande surprise, car depuis des jours et des jours tout le monde s’attendait à tout moment à ce que « ça » commençât. Je compris bien que je devais immédiatement retourner à l’hôtel voir s’il n’était rien arrivé à ma femme. Mais le groupe d’anarchistes aux abords de la rue transversale refoulaient les gens en leur criant de ne pas traverser la ligne de feu. De nouveaux coups claquèrent. La rue était balayée par les balles tirées de la tour et une foule de gens saisis de panique descendirent précipitamment les Ramblas pour s’éloigner du lieu de la fusillade ; d’un bout à l’autre de la rue on entendait le claquement des tabliers de tôle que les commerçants abaissaient aux devantures. Je vis deux officiers de l’armée populaire battre prudemment en retraite d’arbre en arbre, la main sur leur revolver. Devant moi, la foule s’engouffrait dans une station de métro au milieu des Ramblas pour se mettre à l’abri. Je décidai aussitôt de ne pas les suivre. C’était risquer de demeurer bloqué sous terre pendant des heures.
À ce moment, un médecin américain qui s’était trouvé avec nous au front vint à moi en courant et me saisit par le bras. Il était surexcité.
« Allons, venez ! Il nous faut gagner l’hôtel Falcón. » (L’hôtel Falcón était une sorte de pension de famille dont le P.O.U.M. avait pris les frais d’entretien à sa charge et où descendaient surtout des miliciens en permission.) « Les camarades du P.O.U.M. vont s’y réunir. La bagarre est déclenchée. Nous devons nous serrer les coudes. »
« Mais de quoi diable s’agit-il au juste ? » demandai-je.
Le docteur m’entraînait déjà en me remorquant par le bras. Il était bien trop surexcité pour pouvoir faire un exposé très clair de la situation. Il ressortait de ses paroles qu’il s’était trouvé sur la place de Catalogne au moment où plusieurs camions remplis de gardes civils armés étaient venus s’arrêter devant le Central téléphonique, dont la plupart des
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