Hommage à la Catalogne
à environ trois cents le nombre des personnes qui se trouvaient dans les deux locaux : c’étaient surtout des gens de la classe la plus pauvre, des rues mal fréquentées en bas de la ville, aux alentours des quais ; il y avait quantité de femmes parmi eux, certaines portant sur leurs bras des bébés, et une foule de petits garçons déguenillés. Je me figure que beaucoup d’entre eux n’avaient pas la moindre notion de ce qui se passait et que tout simplement ils avaient couru se réfugier dans les locaux du P.O.U.M. Il s’y trouvait aussi pas mal de miliciens en permission et quelques étrangers. Pour autant qu’il me fût possible d’en juger, il n’y avait guère qu’une soixantaine de fusils à répartir entre nous tous. Le bureau en haut était continuellement assiégé par une foule de gens qui réclamaient des fusils et à qui on répondait qu’il n’en restait plus. Parmi les miliciens, de tout jeunes gars qui semblaient se croire en pique-nique rôdaient çà et là, tâchant de soutirer des fusils à ceux qui en avaient, ou de les leur faucher. L’un d’eux ne tarda pas à s’emparer du mien par une ruse habile et à aussitôt s’éclipser avec. Je me retrouvai donc sans arme, à l’exception de mon tout petit pistolet automatique pour lequel je ne possédais qu’un chargeur de cartouches.
Il commençait à faire nuit, la faim me gagnait et il ne paraissait pas y avoir quelque chose à manger à l’hôtel Falcón. Nous sortîmes à la dérobée, mon ami et moi, pour aller dîner à son hôtel qui était situé non loin de là. Les rues étaient plongées dans une obscurité totale ; pas un bruit, pas une âme ; les tabliers de tôle étaient baissés à toutes les devantures de magasins, mais on n’avait pas encore construit de barricades. On fit beaucoup d’histoires avant de nous laisser entrer dans l’hôtel ; la porte en était fermée à clef et la barre mise. À notre retour, j’appris que le Central téléphonique fonctionnait et je me rendis dans le bureau d’en haut où il y avait un appareil pour donner un coup de téléphone à ma femme. Détail bien caractéristique, il n’y avait aucun annuaire des téléphones dans le local, et je ne connaissais pas le numéro de l’hôtel Continental ; après une heure environ de recherches de pièce en pièce, je découvris un livret-guide qui me fournit le numéro. Je ne pus prendre contact avec ma femme, mais je parvins à avoir John McNair, le représentant de l’I.L.P. à Barcelone. Il me dit que tout allait bien, que personne n’avait été tué, et me demanda si, de notre côté, tout le monde était sain et sauf au comité local. Je lui dis que nous irions tout à fait bien si nous avions quelques cigarettes. Ce n’était de ma part qu’une plaisanterie ; toujours est-il qu’une demi-heure plus tard nous vîmes McNair apparaître avec deux paquets de Lucky Strike. Il avait affronté les rues où il faisait noir comme dans un four, et où des patrouilles d’anarchistes par deux fois l’avaient arrêté et, le pistolet braqué sur lui, avaient examiné ses papiers. Je n’oublierai pas ce petit acte d’héroïsme. Les cigarettes nous firent rudement plaisir.
On avait placé des gardes armés à la plupart des fenêtres, et en bas, dans la rue, un petit groupe d’hommes des troupes de choc arrêtaient et interrogeaient les rares passants. Un car de patrouille anarchiste s’arrêta, tout hérissé d’armes. À côté du chauffeur, une splendide jeune fille brune d’environ dix-huit ans berçait sur ses genoux une mitraillette Longtemps j’errai à l’aventure dans le local, vaste bâtiment plein de coins et de recoins, dont il était impossible d’apprendre la topographie. C’était partout l’habituel gâchis, les meubles brisés et les chiffons de papier qui semblaient être les produits inévitables de la révolution. Partout des gens qui dormaient ; sur un divan démoli, dans un couloir, deux pauvres femmes du quartier des quais ronflaient paisiblement. Ce bâtiment avait été un music-hall avant que le P.O.U.M. l’eût repris. Des scènes étaient demeurées dressées dans plusieurs des salles ; sur l’une d’elles il y avait un piano à queue abandonné. Finalement je découvris ce que je cherchais : le magasin d’armes. J’ignorais comment les choses allaient tourner et j’avais grand besoin d’une arme. J’avais si souvent entendu dire que tous les partis rivaux, P.S.U.C.,
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