Hommage à la Catalogne
vinssent le voir – les Anglais étaient si simpáticos , disait-il. Il exprimait l’espoir que nous reviendrions lui rendre visite après les troubles ; en fait j’y suis allé. Et cet autre petit homme qui s’abritait dans l’encadrement d’une porte et qui hochait la tête d’un air ravi en entendant le bruit d’enfer de la fusillade sur la place de Catalogne et qui disait (sur le même ton qu’il eût dit qu’il faisait beau) : « Nous revoilà au 19 juillet ! » Et les vendeurs dans le magasin du bottier qui était en train de me faire des chaussures de marche. J’y suis allé avant les troubles, après que tout fut fini, et quelques minutes durant le bref armistice du 5 mai. C’était un magasin cher, dont les vendeurs appartenaient à l’U.G.T., et peut-être au P.S.U.C. (en tout cas politiquement de l’autre bord), et savaient que je servais dans le P.O.U.M. Pourtant leur attitude fut celle de l’indifférence absolue. « Ah ! c’est bien malheureux tout cela, n’est-ce pas ? Et ça ne vaut rien pour les affaires ! Quel malheur que ça ne cesse pas ! Comme s’il n’y avait pas au front assez de sang versé ! » et ainsi de suite. Sans doute qu’il y eut des quantités de gens, peut-être la majeure partie des habitants de Barcelone, pour qui toute l’affaire ne présenta pas la moindre lueur d’intérêt, ou pas plus d’intérêt que n’en aurait suscité en eux un bombardement aérien.
Dans ce chapitre, j’ai relaté uniquement ce que j’ai vu et senti par moi-même. Je me propose, dans un chapitre en appendice, placé à la fin de ce livre, d’examiner les choses sous un angle plus large – d’essayer de mon mieux de déterminer ce qui s’est réellement passé et quelles en ont été les conséquences, la part du juste et de l’injuste en tout cela, et qui fut le responsable, s’il y en eut un. On a tiré un tel parti, politiquement, des troubles de Barcelone, qu’il importe de se faire une opinion saine à ce sujet. On a déjà écrit là-dessus tant et plus, de quoi remplir plusieurs livres, et je ne crois pas exagérer en disant que ces écrits sont pour la plupart mensongers. Presque tous les comptes rendus de journaux publiés à l’époque ont été forgés de loin par des journalistes, et ils étaient non seulement inexacts quant aux faits, mais à dessein fallacieux. Comme d’habitude, on n’avait laissé parvenir jusqu’au grand public qu’un seul son de cloche. Comme tous ceux qui se sont trouvés à Barcelone à cette époque, je ne vis que ce qui se passa dans mon coin, mais j’en ai vu et entendu suffisamment pour être en mesure de réfuter un bon nombre des mensonges qui ont été mis en circulation.
X
Ce dut être trois jours après la fin des troubles de Barcelone que nous remontâmes au front. Après les combats – et plus spécialement après la pluie d’injures dans les journaux – il était difficile, en pensant à la guerre, d’avoir encore tout à fait le même état d’esprit naïvement idéaliste qu’auparavant. Je pense qu’il est impossible que personne ait pu passer plus de quelques semaines en Espagne sans être désillusionné. Le souvenir me revint de ce correspondant de journal rencontré le jour même de mon arrivée à Barcelone et qui m’avait dit : « Cette guerre est une supercherie, comme toute autre guerre ! » Cette réflexion m’avait profondément choqué, et à cette époque-là (en décembre) je ne crois pas qu’elle était juste ; même alors, en mai, elle ne l’était pas, mais elle commençait à le devenir. La vérité, c’est que toute guerre subit de mois en mois une sorte de dégradation progressive, parce que tout simplement des choses telles que la liberté individuelle et une presse véridique ne sont pas compatibles avec le rendement, l’efficacité militaires.
On pouvait déjà faire quelques conjectures sur l’avenir. Il était facile de prévoir que le gouvernement Caballero tomberait et serait remplacé par un gouvernement plus à droite dans lequel l’influence communiste serait plus forte (c’est ce qui arriva une ou deux semaines plus tard), gouvernement qui s’appliquerait à briser une fois pour toutes la puissance des syndicats. Et pour ce qui est de la situation ultérieure – une fois Franco battu – même en laissant de côté les vastes problèmes posés par la réorganisation de l’Espagne, la perspective n’était pas attrayante. Quant aux
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