Hommage à la Catalogne
boniments des journaux pour faire croire que tout ceci était une « guerre pour la démocratie », simple bourrage de crâne. Personne de sensé ne s’imaginait qu’il y aurait aucun espoir de démocratie, même au sens où nous l’entendons en Angleterre et en France, dans un pays aussi divisé et épuisé que le serait l’Espagne une fois la guerre terminée. Il y aurait fatalement une dictature, et il était clair que l’occasion favorable d’une dictature de la classe ouvrière était passée. Autrement dit, les choses, dans l’ensemble, évolueraient dans le sens d’une sorte quelconque de fascisme, auquel, sans doute, on donnerait un nom plus poli et qui serait, parce qu’on était en Espagne, plus humain et moins effectif que les variétés italienne et allemande. Les seules alternatives étaient une dictature infiniment pire avec Franco à la tête, ou (chose toujours possible) que l’Espagne, une fois la guerre terminée, se trouvât morcelée, soit selon des frontières naturelles, soit en zones économiques.
Quelque issue qu’on envisageât, c’était une perspective attristante. Mais il ne s’ensuivait pas que cela ne valût pas la peine de combattre pour le gouvernement et contre le fascisme sans fard et plus accentué de Franco et de Hitler. Quels que pussent être les défauts du gouvernement de l’après-guerre, il y avait une chose certaine : c’est que le régime de Franco serait pire. Pour les ouvriers – le prolétariat urbain – peut-être cela ne ferait-il, en fin de compte, que très peu de différence que l’un ou l’autre gagnât ; mais l’Espagne est avant tout un pays agricole et les paysans seraient sûrement avantagés par la victoire du gouvernement. Quelques-unes au moins des terres saisies demeureraient en leur possession et, dans ce cas, il y aurait aussi une répartition de terres dans le territoire précédemment occupé par Franco, et l’on ne rétablirait probablement pas le servage de fait qui existait dans certaines parties de l’Espagne. Le gouvernement maître du pays à la fin de la guerre serait, en tout cas, anticlérical et antiféodal. Il ferait échec à l’Église, au moins pour un temps, et moderniserait le pays – construirait des routes, par exemple, et encouragerait l’instruction et la salubrité publique ; pas mal de choses dans ce sens avaient déjà été faites même en pleine guerre. Franco, au contraire, pour autant qu’il ne fût pas simplement le fantoche de l’Italie et de l’Allemagne, était lié aux grands propriétaires terriens féodaux et soutenait la réaction cléricale et militariste pleine de préjugés étouffants. Le Front populaire était peut-être bien une supercherie, mais Franco était sûrement, lui, un anachronisme. Seuls les millionnaires et les gens romanesques pouvaient souhaiter son triomphe.
En outre, il y avait la question du prestige international du fascisme qui, depuis un an ou deux, n’avait cessé de me hanter à la façon d’un cauchemar. Depuis 1930, les fascistes avaient partout eu le dessus ; il était temps qu’ils reçussent une raclée, et peu importait, presque, qui la leur donnerait. Si nous parvenions à repousser à la mer Franco et ses mercenaires étrangers, il en pourrait résulter une immense amélioration dans la situation mondiale, même si l’Espagne, elle, devait sortir de là étouffée sous une dictature et avec tous les meilleurs de ses hommes en prison. Rien que pour cela déjà, il valait la peine de gagner la guerre.
C’était ainsi que je voyais les choses à cette époque. Je dois dire qu’aujourd’hui je tiens le gouvernement Negrín en beaucoup plus haute estime que je ne le faisais au moment où il prit le pouvoir. Il a soutenu une lutte difficile avec un courage splendide et a montré plus de tolérance politique que personne n’en attendait. Mais je continue à croire que – à moins que l’Espagne ne se scinde, ce qui aurait d’imprévisibles conséquences – le gouvernement de l’après-guerre aura forcément tendance à être fasciste. Encore une fois, je donne cette opinion pour ce qu’elle vaut, et court le risque que le temps me traite comme il a traité la plupart des prophètes.
Juste à notre arrivée au front nous apprîmes que Bob Smillie, qui rentrait en Angleterre, avait été arrêté à la frontière, emmené à Valence et jeté en prison. Smillie était en Espagne depuis le mois d’octobre. Il avait travaillé durant
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