Hommage à la Catalogne
Lérida et de Barbastro, il me sembla saisir une vision fugitive, une sorte de rumeur lointaine de cette Espagne que chacun porte dans son imagination : blanches sierras, chevriers, cachots de l’inquisition, palais maures, noires théories de mules serpentant, oliviers cendreux et bosquets de citronniers, jeunes filles en mantilles noires, vins de Malaga et d’Alicante, cathédrales, cardinaux, courses de taureaux, bohémiennes, sérénades – bref, l’Espagne. De toute l’Europe c’était le pays qui avait le plus hanté mon imagination. Quel dommage que lorsque j’avais enfin pu y venir, ç’ait été pour n’y voir que ce coin du nord-est, dans le bouleversement d’une guerre et presque uniquement en hiver.
Il était tard lorsque j’arrivai à Barcelone, et il n’y avait pas de taxis. C’était inutile d’essayer de gagner le sanatorium Maurín qui était situé tout à fait à l’extérieur de la ville ; je me dirigeai donc vers l’hôtel Continental, en m’arrêtant en cours de route pour dîner. Je me souviens d’avoir eu une conversation avec un garçon très paternel à propos de pichets de chêne, cerclés de cuivre, dans lesquels on servait le vin. Je lui dis que j’aimerais bien en acheter un service pour le rapporter en Angleterre. Le garçon me répondit d’un ton plein de sympathie : « Oui, n’est-ce pas, ils sont beaux ? Mais impossible d’en acheter à présent. Personne n’en fabrique plus – personne ne fabrique plus rien. Ah ! cette guerre – c’est lamentable ! » Nous tombâmes d’accord que cette guerre était une chose lamentable. Une fois de plus je me fis l’effet d’un touriste. Le garçon me questionna aimablement : Avais-je aimé l’Espagne ? Reviendrais-je en Espagne ? Oh ! Oui, je reviendrais en Espagne. Le caractère temps-de-paix de cette conversation s’est gravé dans ma mémoire, à cause de ce qui l’a immédiatement suivie.
Lorsque j’arrivai à l’hôtel, ma femme était assise dans le salon. Elle se leva et vint à ma rencontre d’un air si dégagé que j’en fus frappé ; puis elle me passa un bras autour du cou et, tout en souriant tendrement à l’intention de la galerie, me murmura à l’oreille :
« Va-t’en !
— Comment ?
— Va-t’en d’ici tout de suite !
— Comment ?
— Ne reste pas ici ! Il faut vite t’en aller !
— Tu dis ? Pourquoi ? Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Elle me tenait par le bras et déjà m’entraînait vers l’escalier. À mi-chemin en descendant, nous croisâmes un Français – je tairai son nom car, bien qu’il n’eût aucun lien avec le P.O.U.M., il s’est montré un véritable ami pour nous dans le malheur. En me voyant, l’expression de son visage se fit soucieuse :
« Écoutez donc ! Il ne faut pas que vous entriez ici. Sortez vite d’ici et allez vous cacher avant qu’ils n’aient alerté la police. »
Et voilà qu’au bas de l’escalier un employé de l’hôtel, qui était membre du P.O.U.M. (à l’insu de la direction, j’imagine), sortit furtivement de l’ascenseur pour venir me dire en mauvais anglais de m’en aller. Mais je ne saisissais toujours pas ce qui était arrivé.
« Mais que diable veut donc dire tout cela ? demandai-je dès que nous fûmes sur le trottoir.
— Tu n’as pas appris ?
— Non. Appris quoi ? Je n’ai rien appris.
— Le P.O.U.M. a été supprimé. Ils ont saisi tous les locaux. En fait tout le monde est en prison. Et l’on dit qu’ils commencent déjà à fusiller. »
C’était donc cela ! Il nous fallait trouver quelque endroit où pouvoir parler. Tous les grands cafés sur les Ramblas étaient infestés de police, mais nous découvrîmes un café tranquille dans une rue écartée. Ma femme me raconta ce qui s’était passé pendant mon absence.
Le 15 juin la police avait brusquement arrêté Andrés Nin dans son bureau, et le même soir avait fait irruption à l’hôtel Falcón et arrêté toutes les personnes qui s’y trouvaient, des miliciens en permission pour la plupart. L’endroit avait été sur-le-champ converti en prison qui, en un rien de temps, regorgea de prisonniers de toutes sortes. Le lendemain le P.O.U.M. avait été déclaré organisation illégale et tous ses bureaux, librairies, sanatoriums, centres de Secours rouge, etc., avaient été saisis. Et pendant ce temps la police arrêtait tous ceux sur qui elle pouvait mettre la main qui étaient connus comme
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