Il était une fois le Titanic
d’hommes se précipitèrent sur le toit de la passerelle afin de déplier un des quatre radeaux qui s’y trouvaient arrimés. Au bout de quelques minutes, celui-ci se détacha du Titanic , chargé de femmes et d’enfants, de quelques membres d’équipage et de deux hommes… dont l’un était Joseph Ismay.
L’intéressé n’a jamais démenti cette vérité. Lors de l’enquête, il reconnaîtra qu’après être resté une heure à bord du Titanic après la collision, afin d’aider les passagers à gagner les canots de sauvetage, il prit effectivement place dans un radeau. C’était moins de trois quarts d’heure avant la disparition du navire. L’embarcation était très chargée lorsqu’il y prit place, sous les yeux des témoins qui ont
rapporté les faits. Et Joseph Ismay de préciser qu’il s’était décidé « après qu’il n’y eut plus de femmes et d’enfants sur le pont 197 » ni alentour.
Quand on s’aperçut de sa présence sur le Carpathia , vers 9 heures du matin, les témoins le reconnurent à peine. Il était complètement défait et parfaitement incapable de prendre une décision, déclarera Charles Lightoller 198 , obsédé qu’il était, selon lui, par un seul regret : celui de ne pas avoir sombré avec son bateau. « J’ai tenté de lui ôter cette obsession de la tête, dira l’officier, mais il n’y avait rien à faire. » Le médecin du Carpathia eut pour sa part toutes les peines du monde à le sortir de sa torpeur, « tant il s’accrochait maintenant à cette idée » que des femmes avaient péri tandis qu’il avait survécu. Le docteur Houillon 199 parle ici d’une « angoisse vitale que l’on s’applique à compenser », notamment par le remords, dans la mesure où la mort de l’autre « assèche une part de son espace vital ». D’autant plus quand on s’estime coupable.
Ismay ne tentera pas de se défendre, refusant même de commenter la version selon laquelle on aurait vu le second capitaine Henry Wilde le pousser dans le radeau contre son gré. Mais Wilde ayant disparu dans la catastrophe, ses détracteurs pouvaient le charger à merci.
Dès lors, la « fuite » de Joseph Bruce Ismay allait exacerber les chagrins et les envies de vengeance. La presse américaine – et plus particulièrement le puissant conglomérat de Randolph Hearst – ne se privera pas de nourrir leurs récriminations de rumeurs infondées et de quolibets sarcastiques 200 . Le New York American publiera notamment son portrait en pleine page, encadré de quelques veuves célèbres dont les maris avaient péri dans l’honneur et la dignité 201 . Au regard du « sacrifice » consenti par
le commandant Smith et l’ingénieur Andrews, la « trahison » d’Ismay faisait recette.
Les rares marques de sympathie et de compréhension qu’on lui adressera ne changeront rien à l’idée, fermement ancrée dans les esprits, que le patron de la White Star Line avait dérogé à la plus élémentaire morale, en même temps qu’à ses responsabilités professionnelles. Pas même les témoignages spontanés, comme cette lettre d’une femme à jamais reconnaissante, que nous a confiée la famille de Joseph Ismay : « Je suis sortie sur le pont et j’ai vu M. Ismay qui se tenait devant moi. C’est alors qu’il s’est écrié : “Que faites-vous encore sur ce bateau ? Je pensais que toutes les femmes étaient déjà parties !” Puis il a dit en regardant autour de lui : “S’il y a des femmes par ici, qu’elles viennent immédiatement par cet escalier !” J’ai marché vers M. Ismay, qui m’a ensuite poussée brusquement vers un étroit passage jusqu’aux embarcations. Son geste m’a sauvé la vie, c’est certain, et je ne doute pas qu’il en ait sauvé bien d’autres en agissant comme il l’a fait 202 . »
C’était sincère et certainement vrai. Mais cette lettre n’eut aucun écho, si tant est qu’Ismay l’eût produite pour se défendre. Pas plus que celle de cet amiral en retraite, qui s’éleva contre ce lynchage collectif dans les colonnes de l’ Evening Post , une semaine après le retour des rescapés à New York.
L’auteur dramatique écossais Patrick Prior a tiré de cette diabolisation une pièce de théâtre créée en 2010, The Man who left the Titanic 203 , avec ce sous-entendu péjoratif, « l’homme qui a quitté le navire ». Il s’agit d’une confrontation posthume entre Joseph Ismay et Thomas Andrews,
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