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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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ronflaient légèrement,
avant de repousser la porte et de se laisser guider par les intrus jusqu’à un
autre escalier, à l’arrière de l’hôtel Kalitzine ; en bas, Paulin montra
de l’huile sur les marches.
    — Ça sent le camphre, enfin, ça sentait le camphre,
votre eau de Cologne couvre cette odeur…
    — Le camphre ?
    — De l’huile d’aspic, Monsieur, voyez…
    La traînée luisante continuait et baignait plus loin une
mèche ; la mèche sortait dans la rue voisine par une fenêtre basse dont
quelqu’un avait troué le double vitrage avec, jurait le capitaine, une balle de
pistolet.
    — On avait l’intention d’allumer cette mèche, Monsieur,
et de nous rôtir.
    —  On ? Le majordome, oui ! Ce Russe,
où est ce Russe ? Fouillez partout et amenez-le-moi que je lui éclate la
cervelle !
     
    Une main brusque lui triturait l’épaule ; Sébastien
ouvrit les yeux sur une manche à ramages, et il entendait le baron Fain :
« C’est très beau de rire aux anges, monsieur Roque, mais debout, Sa
Majesté ne va plus tarder. » Sébastien réalisa qu’il avait dormi au
Kremlin ; un instant plus tôt il souriait en rêvant, car il était à Rouen
avec Mademoiselle Ornella ; par une fenêtre de la maison paternelle, rue
Saint-Romain, il lui montrait la flèche gothique de Saint-Maclou, puis il
attelait le char à banc pour l’emmener en promenade jusqu’à la Forêt-Verte… Il
se leva du canapé, boutonna machinalement ses gilets, récupéra sur le bureau sa
redingote noire et son chapeau à cocarde qu’il garda à la main, puis, les yeux
ensablés, il rejoignit le baron accoudé à une fenêtre. Un jour blanc, troublé
par la teinte cuivrée des incendies qu’on n’avait su maîtriser, éclairait les campements
de la Garde. Les ombres des soldats bougeaient dans les cours, autour des
bivouacs fumant, la plupart étendus, roulés dans des couvertures ;
quelques-uns, accroupis, allumaient leurs longues pipes avec des tisons triés
dans la cendre ; on en distinguait qui titubaient à la recherche de leur
fusil ou d’un tapis de selle, et partout, sur le sol, des bouteilles vides
expliquaient leur état.
    Le baron Fain se détourna en attrapant Sébastien :
    — Montrez-moi notre installation.
    — Par ici, monsieur le baron, c’est la chambre de Sa
Majesté, nos bureaux pourraient se disposer dans ce salon…
    En une nuit, les appartements et leurs dépendances avaient
été remeublés. Au lit de Napoléon, les valets avaient mis des housses de
couleur lilas ; le portrait du roi de Rome, son fils, peint par Gérard et
reçu de Paris une semaine plus tôt, remplaçait celui du Tsar. Le baron Fain
s’arrêta devant la toile. Dans son berceau, l’héritier de la dynastie Bonaparte
jouait avec un sceptre comme avec un hochet. À la veille de Borodino, que
l’Empereur préférait nommer Moskova dans ses bulletins, pour souligner qu’on
s’était battu devant la ville sainte, la peinture avait été exposée sur une
chaise, devant la tente impériale ; l’armée lui avait rendu hommage avant
la bataille.
    — Quand il régnera, monsieur Roque, nous ne serons plus
là.
    — S’il règne, monsieur le baron.
    — Vous en doutez ?
    — Nous sommes tellement habitués à l’invraisemblable
qu’on ne peut prévoir à huit jours…
    — Gardez vos sentiments, mon garçon.
    — Nous sommes dévoués à l’Empire mais l’Empire doit
nous protéger, Jean-Jacques disait…
    — Lâchez un peu votre Rousseau ! Ses idées ne sont
plus celles de l’Empereur, et sous Robespierre vous étiez un marmot !
Quant à vos auteurs de l’Antiquité, dont vous trimbalez des volumes dans votre
sac, ils traversaient une époque moins folle. Si vous voulez vivre vieux et
vous enrichir, taisez-vous, monsieur Roque.
    L’agitation redoublait autour d’eux, annonçant
l’Empereur ; des informations couraient sur son humeur : il avait mal
dormi, trop peu, Constant avait brûlé du bois d’aloès et du vinaigre toute la
nuit pour assainir sa chambre, devenue irrespirable ; au matin, son habit
qu’il n’avait pas quitté était infesté de vermine… En papotant, les commis
apportaient des bureaux disparates et des sièges, du papier, des crayons
taillés, des plumes de corbeau, des encriers qu’ils rangeaient selon un
cérémonial chaque jour identique, quand des sonneries se répondirent d’une cour
à l’autre : Napoléon longeait sans un regard les colonnes de

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