Il neigeait
avait besoin de
mouvement. Ajoutons qu’il ne supportait plus Madame Aurore et ses
saltimbanques, ces mijaurées, ces cabots ; l’agacement s’était aggravé
quand l’actrice avait jugé trop chiche son ravitaillement, le traitant
d’incapable sans dire le mot ; il lui avait abandonné en maugréant sa part
d’esturgeon, une bouchée, pour qu’elle se taise. Ensuite il était parti se percher
au sommet d’un clocheton de l’église où ils s’abritaient. Il y étudia la
situation. Le jour se levait mais on ne s’en rendait pas compte. Sans cesse
alimentée par des feux infernaux, la fumée s’amoncelait en un nuage opaque et
noir qui recouvrait la ville. Des colonnes de flammes montaient comme des
tornades. Le capitaine distinguait à peine les remparts du Kremlin, sur son
éminence, en surplomb des quartiers ravagés. L’incendie n’avait pas atteint à
cette heure les extrémités nord ; par là, songeait d’Herbigny, ils
pourraient rallier la citadelle en suivant les berges du fleuve, ils y
retrouveraient le reste de la brigade. Il réunit sa dizaine de cavaliers peu
présentables, engueula une fois de plus le maréchal des logis Martinon en
livrée de valet. Ils sortirent leurs chevaux de l’église ; les sabots qui
sonnaient sur le dallage n’éveillèrent même pas les comédiens, écroulés de
fatigue dans leur chapelle.
Les cavaliers progressaient à l’estime vers le nord,
agressés par les vapeurs brûlantes, à la lisière d’incendies qui ne demandaient
qu’à s’étaler. Après une arche de pierre surmontée d’un auvent en ardoise
verte, ils passèrent dans une rue de maisons en rondins, débouchèrent sur un
terrain vague. Des chiens affamés, dont on voyait saillir les côtes, fouillaient
dans un tas de cadavres, des moujiks ligotés, bandeaux sur les yeux, fusillés
contre un muret et laissés pêle-mêle sur le sol de terre. Dérangées par
l’irruption des cavaliers, les bêtes aboyaient, le pelage de l’échine dressé,
museaux sanglants, des lambeaux de chair humaine à la gueule ; l’une
d’elles bondit contre le cheval du capitaine et, de sa main valide, celui-ci
distribua des coups de sabre, mais l’assaillant ne s’écartait pas, voulait
mordre. D’Herbigny craignant pour sa monture, il descendit étriper le chien,
mais les autres arrivaient en meute, reçus par une décharge de fusils. Les
premiers chiens, hachés, occupèrent les suivants qui lapaient leur sang avec
gourmandise. Les dragons en profitèrent pour les égorger au sabre ou les écraser
de leurs crosses, puis ils continuèrent sans un égard pour les cadavres russes
mutilés par les crocs. Plus loin, ils croisèrent d’autres incendiaires
suspendus à des poteaux ; l’un d’eux portait l’uniforme des cosaques
réguliers et une moustache taillée ; il était criblé de balles, aucune
main n’avait clos ses yeux blancs.
— Monsieueueueur !
D’Herbigny stoppa son cheval en rouspétant. Derrière, Paulin
cinglait avec une badine la croupe de son bourricot immobile. Le capitaine
inspira, feignit la lassitude et rebroussa chemin. L’âne refusait d’avancer une
patte devant l’autre et se raidissait sous les coups.
— Ne m’abandonnez pas dans ces rues hostiles,
Monsieur !
— Ce sont mes uniformes que je ne veux pas
abandonner ! Tu serais capable de te laisser détrousser.
— Nous n’avons rencontré que des morts…
— Ils gigotent, tes morts, dit le capitaine.
Dans une ruelle d’isbas construites de guingois, il venait
de voir deux ou trois ombres furtives avec des paquets sur le dos. Il oublia
son domestique pour s’enfoncer dans cette voie informe. Plus personne. Si, dans
une courette, les ombres se faufilaient. Il y poussa son cheval, bloqua trois
Moscovites sous un escalier extérieur. L’homme avait des pantalons bouffants,
sous un long manteau serré à la taille ; deux femmes en tabliers, fichus
noués sous le menton, laissèrent tomber leurs ballots. De la pointe du sabre le
capitaine éventra l’un des paquets et des marchandises roulèrent, un sac de
farine, un chou, un jambon qui le fit saliver. Des dragons venaient à la rescousse,
les yeux écarquillés sur le jambon.
— Partagez-moi ça en deux, et rendez-en la moitié à ces
gens, ils n’ont pas des mines de forçats et ils crèvent de peur. (Au
Moscovite :) La rivière ? de ce côté ?
— Vier ?
— Le Kremlin, tu comprends ?
— Kreml ! Kreml ! répétait l’homme
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