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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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ses compères. Une trogne dépassa de la trappe,
dans la fumée, coiffée d’un ruban de cachemire. Martinon lui lança un coup de
talon en pleine figure, l’envoya au bas de son escalier ; le maréchal des
logis déboula dans le sous-sol, on entendit des bruits de verre cassé, des voix
gueulardes. Martinon remonta presque aussitôt avec des gestes lents et saccadés
d’automate. Il avait une épée au travers du corps, la pointe ressortait par
l’estomac, il dégoulinait de vin et de sang ; il eut un sourire niais
avant de tomber.
    L’ouragan de flammes se rapprochait.
     
    Entouré par des officiers, l’Empereur quitta le Kremlin dans
l’après-midi. Berthier avait inventé le bon argument : « Si la
cavalerie de Koutouzov profite de l’incendie, elle va attaquer le corps d’armée
campé dans la plaine ; comment, d’ici, pourrez-vous intervenir ? »
Napoléon sortit par une poterne qui s’ouvrait sur la rive de la Moskova ;
il traversa un pont que des sapeurs aspergeaient avec des seaux depuis la
veille : en face, le faubourg brûlait et des bois rougeoyants, portés
au-delà du fleuve, tombaient sans cesse sur le tablier de planches.
Caulaincourt avait prévu les chevaux. L’ordre d’évacuer avait été donné aux
personnels, seul un bataillon garderait la citadelle en s’efforçant de limiter
le feu avec des moyens rudimentaires. Sébastien errait d’une cour à l’autre,
son sac à l’épaule. Des colonnes de voitures attendaient sur un boulevard à
l’arrière du Kremlin. Personne n’écoutait plus les ordres contradictoires, mais
chacun se demandait par où fuir. La plupart des cochers étaient ivres et
continuaient à boire, les chevaux piétinaient. Sébastien cherchait à se placer
dans l’une des berlines remplies de bagages, d’objets pillés et
d’administrateurs suants aux traits défaits ; on ne voulait pas de
lui :
    — Passez votre chemin !
    — Il n’y a même pas une place pour une épingle !
    Un postillon refusa que le jeune homme vienne s’asseoir sur
son banc. Énervé, Sébastien demanda à un palefrenier :
    — Qu’est-ce que vous attendez encore ?
    — Que le vent tourne du bon côté.
    — Et après ?
    — On roulera sur les cendres, pardi ! C’est pas
mieux ?
    — Cette avenue, par là, elle est dégagée.
    — Elle nous éloigne.
    — Elle nous éloigne d’où, grands dieux ?
    Sébastien n’insista pas, déprimé par ces raisonnements
d’ivrognes. Il maudissait sa belle écriture qui l’avait conduit à Moscou, il
regrettait le ministère parisien, si tranquille, où l’on faisait la guerre avec
des plumes. Il n’imaginait pas d’issue et haïssait le monde entier. « Je
suis né au pire moment, se disait-il, quelle peste ! Pourquoi ? Mais
pourquoi suis-je ici ? Je m’en fiche bien, des Russes ! Comme je suis
faible et minuscule ! Une marionnette ! Combien de crétins envient
mon emploi près du baron Fain ? Eh bien je le leur laisse ! Pourquoi
accepter et comment refuser ? Je manque de courage ? Oh oui, je
manque de courage, je rêve trop, je me réfugie dans ma tête, je n’existe qu’à
peine ! Ah, si j’étais anglais, je marcherais à cette heure sans soucis
dans les rues de Londres, je partirais sur des navires acheter du coton en
Amérique ! Sale époque ! Et Mademoiselle Ornella, son image qui me
trouble et me paralyse ? Au diable ! Sot que je suis !
M’a-t-elle prêté attention ? Elle s’en moque, les actrices ne s’attachent
pas, c’est bien connu, et moi je m’inquiète, je me ronge sans rien espérer
d’elle, pour le plaisir d’ajouter ce malheur à mon malheur ? Si je pensais
à ma peau ? Idiot ! »
    Il avait prononcé ce dernier mot à voix haute, un cocher
l’avait entendu :
    — Et pourquoi je suis idiot, mon p’tit monsieur ?
Sébastien ne répondit pas et remonta la file des voitures, il s’emportait,
tremblait de rage mais il était bien le seul ; autour, tout un peuple de
civils à cocardes se résignait, comme si les flammes, sur un ordre de
l’Empereur, allaient refluer d’elles-mêmes avant de leur lécher les souliers.
Un fourgon osa emprunter une rue qui ne brûlait que d’un côté ; à peine
était-il engagé qu’on le vit s’embraser. Les rues voisines étaient bouchées par
des meubles.
    — Y veulent pas d’toi ?
    Des gendarmes avaient établi un bivouac contre les remparts.
Ils enflammaient du punch dans un vase d’argent :
    — C’est du rhum

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