Il neigeait
je
connaisse ! Hé ! vous autres, empêchez-le d’estropier Cimarosa !
Parce qu’il prétend jouer Cimarosa, monsieur le secrétaire, sur un violon mal
accordé qu’il a volé tout à l’heure !
À un signe du capitaine, le dragon Bonet marcha droit sur le
violoniste qui assassinait le Matrimonio segreto de Cimarosa. Il lui
arracha son instrument :
— Confisqué !
— Laissez-moi ! criait Bonnaire. De quel
droit ?
— Du droit d’nos oreilles ! Ces messieurs aiment
pas vot’bruit.
— Du bruit ? Béotiens ! protestait Bonnaire
en frappant le dragon avec son archet. Bonet parait les coups avec le violon
tenu comme une raquette, une corde sauta en claquant, cingla la joue de
Bonnaire qui se mit à glapir, puis à renifler, les larmes aux yeux, et il courut
s’enfermer dans la berline pour mieux bouder. Bonet lança le violon dans la
plaine ; il revint à ses compagnons et les aida à remonter la calèche.
Même avec du renfort, on mit longtemps avant de rétablir cette voiture sur ses
roues. Puis, fourbus, ils cheminèrent ensemble sans un mot. Il était onze
heures du soir. En s’éloignant de la ville, ils voyaient la lune briller
au-dessus du couvercle de fumée. Les bivouacs proliféraient dans la
plaine ; ils approchaient de Petrovsky. Les troupes se densifiaient. Amassées
au milieu des champs, elles formaient bientôt un vaste camp autour d’une
colonne de canapés et de pianos rescapés des palais, comme un obélisque
dérisoire. Impossible de continuer parmi cette masse de soldats au repos.
D’Herbigny et les autres durent abandonner les voitures devant les
cantonnements italiens du prince Eugène, qui entouraient le château. Les
dragons s’en allèrent, disaient-ils, retrouver leur brigade, mais en réalité
ils cherchaient un bon endroit pour manger leur jambon et cuver leur vin.
Sébastien avait récupéré son sac et rendu son cheval à Bonet ; quand il en
descendit, sa botte s’enfonça dans une fange épaisse, voilà pourquoi les
soldats avaient répandu de la paille sur le sol humide et froid, posé des
planches sur la paille, couvert ces planches de fourrures et d’étoffes. Ils
alimentaient les feux avec des châssis de fenêtres, des portes aux poignées
dorées, des billes d’acajou ; ils se pavanaient dans des fauteuils
tapissés, tenaient des plats d’argent sur leurs genoux, mais remuaient avec les
doigts une pâte noire cuite sous la cendre, la roulaient en boulettes qu’ils
avalaient, plantaient les dents dans des morceaux de chevaux sanguinolents et
mal grillés. Sébastien eut un haut-le-cœur.
— Vous n’avez plus faim, monsieur le secrétaire ?
plaisantait Henri Beyle.
— Ces gens me coupent l’appétit.
— J’ai des figues, du poisson cru, un mauvais vin blanc
prélevé dans les caves du Club Anglais. Pour un préposé au ravitaillement, je
sais, cela semble assez piteux, mais partageons si cela vous chante, et
laissons dormir Bonnaire, par pitié !
Sébastien accepta l’invitation. Ils sortirent une caisse de
la berline pour s’y asseoir, une panière des provisions annoncées, et ils
commencèrent à grignoter, pensifs, face à la ville. Sébastien mastiquait la
chair gluante et fade d’un poisson d’eau douce, songeait sans le vouloir à
Ornella. Cette pensée l’empoisonnait mais comment s’en défaire ? Il la
revoyait dans la cave du Kremlin, dans la calèche, il l’entendait :
« C’est la rue des marchands de poisson salé, monsieur Sébastien »…
Il soupirait, la bouche pleine. Il aurait aimé parler de ses inquiétudes, mais
avec qui ? Cet Henri Beyle ? Il cracha par terre des arêtes.
— À quoi pensez-vous, monsieur le secrétaire ?
— À l’incendie de Rome, mentit le jeune homme.
— Espérons que celui de Moscou ne durera pas neuf
jours ! Quand je songe qu’on a reproché à Néron de l’avoir provoqué !
— Rostopchine a bien organisé l’incendie de Moscou,
monsieur Beyle.
— Ce Rostopchine, ce sera un scélérat ou un héros. Nous
verrons comment son affaire prendra.
— Les historiens russes accuseront Napoléon, comme les
historiens latins ont accusé Néron.
— Suétone ? Tacite ? Cette aristocratie qui
haïssait un empereur trop populaire ? Ajoutez-y les calomnies des
chrétiens vainqueurs, vous avez une détestable réputation pour des siècles.
Les deux fonctionnaires impériaux buvaient leur vin blanc
tiède dans des tasses en porcelaine chinoise, et ils
Weitere Kostenlose Bücher