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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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de la Jamaïque et du sucre, disait un
gendarme à Sébastien. Avant d’cramer par-dehors, t’as pas envie d’cramer
par-dedans ? Ça aide à subir.
    Sébastien posa son sac, il s’accroupit, accepta la louche de
vermeil que lui tendait le gendarme rigolard, la plongea dans le rhum et but à
petites gorgées. Cela picotait la langue, le gosier, creusait l’intérieur du
corps. À la deuxième louche il oublia la fumée noire et la poussière de charbon
qui tombait sur son chapeau et ses épaules. À la troisième il apprécia en
esthète la beauté de l’incendie. À la quatrième il eut du mal à se relever,
remercia les gendarmes affalés près du punch ; ils sourirent d’un air
béat, plissant leurs yeux rougis. Il traîna son bagage sur le pavé comme on tire
un animal en laisse, marchait à grandes enjambées mais pas en ligne droite,
oscillait, gardait toutefois son équilibre. Les calèches de l’intendance
bouchaient l’avenue entière. Un gros homme s’épongeait le front avec son
mouchoir ; il se chamaillait avec son compagnon installé dans une voiture
chargée de farine, de vin et de violons. C’était Monsieur Beyle, l’un des
commissaires au ravitaillement ; ils se connaissaient vaguement pour
s’être un soir disputés à propos de Rousseau, qu’ils interprétaient avec des
différences notables. Sébastien s’arrêta, mal assuré sur ses jambes, la vue
brouillée.
    — Ah, dit Monsieur Beyle en le voyant. Un homme qui
sait lire ! La Providence vous envoie, monsieur le secrétaire. J’ai failli
voyager avec ces chimpanzés en costume ! (Il prit le bras de
Sébastien.) Voyez un peu ce que j’ai pillé dans la bibliothèque de cette
jolie maison blanche, you see  ? un volume de Chesterfield et les Facéties de Voltaire. Oui, je vous l’accorde, j’ai dépareillé des Œuvres complètes, mais
enfin, ces livres sont mieux dans ma poche que dans les flammes. Vous avez une
voiture ?
    — Non…
    — Moi non plus. Mes domestiques l’ont bourrée de
bagages et j’ai été obligé d’y inviter cet ennuyeux de Bonnaire. Vous voyez qui
c’est ?
    — Non…
    — Auditeur au Conseil d’État, et raseur avec ça !
    — Je ne suis pas trop en état de bavarder…
    — Je vous comprends, je vous comprends. Nous sommes
dans un troupeau de rustres. C’est un grand et beau spectacle, cet incendie,
mais il faudrait être seul pour le goûter. Quel dommage de le partager avec des
gens qui rapetisseraient le Colisée et la baie de Naples ! Et en plus…
    — Oui, monsieur Beyle ?
    — J’ai une épouvantable rage de dents.
    Il se tenait la joue. Sébastien s’éloigna sans un mot, pour
aller nulle part mais plus loin, embrumé par le punch. Des administrateurs
essayaient de se tasser dans des berlines bondées, il y avait maintenant des
disputes, des empoignades, des insultes ; les collègues d’un même bureau
se crachaient des vérités au visage. La peur aiguisait les nerfs. On tardait
trop. À la lueur des flammes qui dévoraient Moscou, des cavaliers côtoyaient la
colonne des voitures, d’autres partaient en reconnaissance pour frayer un
chemin au convoi. Assis sur son sac, le menton dans les poings, Sébastien Roque
baissa les paupières ; le punch n’avait pas altéré sa mémoire, des paroles
de son cher Sénèque lui revenaient : Il faut toujours prendre les
choses à la légère et les supporter avec bonne humeur ; il est plus humain
de rire de la vie que d’en pleurer. « Comme je suis
humain ! » se dit-il dans un hoquet. Le hoquet se transforma en rire,
le rire en fou rire, et les passagers des berlines regardaient ce jeune homme
hilare. « Le pauvre garçon est devenu fou », soupira un cocher. « Il
y a de quoi », répondit en écho un passager accoudé à sa portière.
     
    Un picotement fit sauter Sébastien. Sa manche prenait feu.
Il se dressa en se tapotant le bras. Combien de temps avait-il dormi, une joue
sur son sac ? Les voitures étaient parties, personne ne s’était soucié de
lui, il était seul sur le boulevard ; il avait des douleurs lancinantes
dans le crâne, la nuque raide. Il entendit des marteaux, mais non, des sabots
et des roues de bois retentissaient sur le pavé. Il vit des cavaliers se
profiler dans la fumée. La lumière de l’incendie accusait leurs coiffes
extravagantes. Celui qui chevauchait en tête, un grand lascar, portait une
énorme toque de fourrure, les autres des bonnets tatars, des casquettes de
cosaques

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