Il neigeait
s’entretenaient de la
destruction de Rome en contemplant celle de Moscou. Ils avaient besoin, cette
nuit-là, de s’échapper dans le temps pour sentir qu’ils appartenaient à
l’Histoire.
— Néron n’y serait vraiment pour rien ? demandait
Sébastien.
— Écoutez… Le feu a pris au pied du Palatin dans des
hangars où l’on entreposait de l’huile. Le vent soufflait du midi. L’incendie,
comme aujourd’hui, s’est vite propagé dans une ville composée de petites
maisons à charpentes de bois, tassées les unes contre les autres. Néron arrive
d’Antium, où il se reposait, il voit sa capitale anéantie, les trésors ramenés
du monde entier flambent, sa bibliothèque, l’ancien temple de la Lune, le
sanctuaire qu’on attribue à Romulus, le grand amphithéâtre de Statilius Taurus.
Que fait l’empereur ? Il se réjouit ? Pas du tout ! Il organise
les secours, s’occupe des réfugiés, élève des asiles provisoires, distribue des
vivres aux démunis, baisse pour les autres le prix du blé, poste des gardes
près des maisons détruites afin d’éviter le pillage. À un moment, exténué,
amer, il prend sa lyre et entonne un chant funèbre. Aussitôt ses ennemis en
profitent : Néron a mis le feu pour composer une chanson.
— Il en a tout de même accusé les chrétiens…
— Oubliez Suétone et les mauvaises langues. Il a
ordonné une enquête, l’empereur, et ce sont les Romains du peuple qui ont
désigné les chrétiens. Pendant cette catastrophe, les meneurs de la secte
riaient des malheurs de Rome ! Les chrétiens n’ont pas été persécutés pour
leur religion mais pour leur refus de se plier aux lois, pour leur mauvais
esprit permanent. Les représailles ont été rudes mais brèves. On a tué moins de
chrétiens sous Néron que sous le doux Marc-Aurèle…
— Et nous ? Que va-t-on dire de nous, monsieur
Beyle ?
— Des horreurs, sans doute, monsieur le secrétaire.
Voulez-vous une autre figue ?
Le lendemain matin Moscou brûlait toujours. Sébastien Roque
avait retrouvé son poste au palais Petrovsky, la baroque résidence d’été des
tsars, un château de brique et de tuile avec des tours grecques et des
murailles tartares. Dans une immense salle ronde, au centre, sous un dôme qui
l’éclairait, Napoléon avait fait déployer sa grande carte de la Russie tachée
de cire et d’encre. Joufflu, échevelé, le baron Bâcler d’Albe, chef des
ingénieurs géographes, s’était mis à quatre pattes pour piquer des épingles de
couleur qui indiquaient les positions des deux camps. L’Empereur réfléchissait
aux mouvements supposés des armées adverses :
— Nous ne sommes qu’à quinze marches de Pétersbourg,
dit-il enfin. Nos éclaireurs nous assurent que la voie est libre.
— L’hiver va venir, dit Berthier, et nous allons le
chercher plus au nord ?
Le major général, les officiers étaient soucieux. L’Empereur
poursuivait :
— Le Tsar redoute cette offensive. Il a fait évacuer
sur Londres ses archives et ses trésors.
— Nous tenons l’information des cosaques, mais comment
le savent-ils ? Ne veulent-ils pas nous berner ?
— Taisez-vous ! Les rapports de Murat devraient
nous raffermir, tas de lâches ! L’armée russe est découragée, le roi de
Naples voit leurs soldats déserter, les cosaques sont prêts à passer sous ses
ordres !
— Les cosaques admirent le courage du roi de Naples,
sire, mais vous le connaissez…
— Dites !
— Murat se laisse convaincre parce qu’ils le flattent.
— Et puis, reprenait Duroc, le roi de Naples ne se
heurte qu’à l’arrière-garde. Où est passée l’armée de Koutouzov ?
— De ce côté, sûrement, plus avant vers l’est.
— Nous n’en sommes pas certains, sire.
— Je sais comment il raisonne, ce borgne !
— S’il était redescendu par le sud, une région fertile,
pour y réparer ses forces ?
— Où ça ?
— Vers Kalouga, peut-être.
— Montrez-moi ce Caligula !
— Kalouga, sire, sous votre pied gauche…
— Suppositions !
L’Empereur se mit à quatre pattes comme son géographe ;
il déplaçait des épingles, commentait :
— Les divisions du vice-roi d’Italie foncent sur la
route de Pétersbourg, ici, les autres corps feront mine de le suivre mais ils
se contenteront de le soutenir. Vous comprenez ? L’arrière-garde tiendra
les environs de Moscou. Dans les plaines, nos colonnes effectueront un
mouvement circulaire,
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