Il neigeait
comme ceci, pour rallier les Bavarois de
Gouvion-Saint-Cyr et prendre les Russes dans le dos…
— Bravo, sire ! s’écria le prince Eugène de
Beauharnais, vice-roi d’Italie, moustache courte et cheveux rares.
— Oh non, sire, s’il s’avère que Koutouzov descend vers
Kalouga, il veut nous couper la route du retour.
— Berthier ! Qui parle de retour ? Je ne
peux pas reculer ! Vous voulez que je perde la face ? J’irai
chercher la paix à Pétersbourg !
— S’il voulait négocier, le Tsar n’aurait pas détruit
Moscou.
— Alexandre m’estime, et il n’a pas donné l’ordre de
brûler sa capitale !
— Sire, intervint le comte Daru qui gouvernait
l’intendance, nous devrions pourtant nous retirer avant l’hiver. Les hommes
sont à bout.
— Ce ne sont pas des hommes mais des soldats !
— Même les soldats doivent se nourrir…
— Dès que cette saleté d’incendie sera éteint, nous
visiterons les caves, on y trouvera des cuirs, des peaux pour l’hiver.
— Les vivres ?
— Il y en a ! Au besoin nous en ferons venir de
Dantzig !
À croupetons, les mains à plat et le nez sur sa carte,
l’Empereur s’échauffait ; il créait une Russie à sa convenance, traçait
des routes dans des marécages, levait des moissons imaginaires, lançait des
charges de cavalerie, empochait des victoires. En avançant de la sorte vers
Pétersbourg il se cogna la tête à celle de son géographe, poussa un cri,
l’insulta en patois corse. Personne n’avait le cœur à sourire. Le sort de cent
mille hommes dépendait d’un mot ; pour une fois, chacun savait que la réalité
ne plierait pas devant le caprice.
Le feu assiégeait l’église de pierre où les comédiens
s’étaient réfugiés. Les pavés de la grande place isolaient l’édifice des
maisons qui brûlaient ; n’ayant rien à consumer, le feu s’arrêtait bien
avant le parvis, mais la chaleur suffoquait dès que vous sortiez de la nef.
Enroulées dans leurs nappes, Ornella et son amie Catherine avaient tenté
quelques pas sur les marches chaudes, dehors, avant de rentrer vite, mouillées
de sueur. Si elles avaient faim, comme leurs compagnons, elles avaient d’abord
besoin d’eau, la langue et le gosier secs, sans même de salive. En les
quittant, le capitaine d’Herbigny avait laissé le tonnelet d’eau-de-vie, mais
l’alcool trompe la soif sans l’apaiser, et pas moyen de fuir vers le fleuve ou vers
ce lac que Madame Aurore connaissait, à l’ouest, d’où venait le vent. Au milieu
de cet incendie, s’ils ne mouraient pas dans les flammes, les comédiens
allaient mourir de soif. On avait surpris le grand Vialatoux la tête dans un
bénitier, il avait lapé l’eau saumâtre et se tordait sur les dalles avec un
fort mal de ventre. Madame Aurore avait dû empêcher son jeune premier de
croquer les cierges, pour ne pas accroître sa soif. Ils espéraient un miracle,
la pluie, que l’incendie se modère faute de combustible. Tiendraient-ils sans
boire ? Ils guettaient un orage, ils l’appelaient, mais ce n’était autour
d’eux que fracas de maisons éboulées, grésillement de poutres, crépitement de
flammes, hurlements d’hommes et de bêtes capturées par le feu. Un vitrail dont
la résille de plomb avait fondu s’écrasa au pied d’un pilier ; Ornella eut
l’épaule griffée par un éclat de verre bleu.
Madame Aurore rationna l’alcool de grain en gobelets, en
demi-gobelets, en quart de gobelets : il fallait s’humecter les lèvres,
ces vapeurs permettaient au moins d’oublier la tragédie ou de la déformer.
Faisait-il jour ? faisait-il nuit ? Un ciel de charbon interdisait
les rayons du soleil comme la lueur de la lune ; seule la lumière du feu,
orange et remuante, allumait la rosace, déplaçait les ombres sur les parois et
les icônes d’argent travaillé. Les cierges s’étaient éteints. Les comédiens
survivaient dans une pénombre jaunâtre, sans force et sur le sol.
Recroquevillée, les genoux dans ses bras croisés, Ornella fixait du regard le portrait
en relief d’un saint très barbu ; le visage se détachait sur un fond
incrusté de pierreries ; il avait des yeux en amande, la mine sévère. Elle
avait l’impression de voir remuer ses lèvres, qu’il allait lui dire un mot, une
prière, sortir de son cadre, l’emmener. Les hallucinations commencèrent. Elle
se croyait en enfer. Les nervures de la voûte se balançaient comme des
branches, les piliers se
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