Il neigeait
mot ! Un mot ou une bataille.
Un mot et je restais à Smolensk, j’y aurais réuni les armées, rassemblé les
vivres de Dantzig, les troupeaux. Un mot et j’organisais la Lituanie. Je tenais
déjà la Pologne…
Lorsque Sébastien reprit les notes du baron Fain à moitié
rédigées, pour les compléter avec les siennes, puis établir un texte à la
plume, il ajouta quelques détails chiffrés (Quatre cents incendiaires ont
été arrêtés sur le fait , ou Les trois quarts des maisons ont été
brûlées) ; il se permit de glisser une réflexion de l’Empereur
entendue dans la journée, à propos de Rostopchine, qui lui semblait renforcer
le message (Cette conduite est atroce et sans but). Le baron relut la
lettre sitôt copiée, il en parut satisfait, la soumit à la signature machinale
de Napoléon. Sébastien était surtout fier de sa conclusion : J’ai fait
la guerre à Votre Majesté sans animosité : un billet d’Elle, avant ou
après la dernière bataille, eût arrêté ma marche. Il s’attendait à des
félicitations mais n’en reçut aucune.
Dans la cellule de la supérieure, qu’il avait réquisitionnée
pour son usage, d’Herbigny se leva avec des douleurs dans le dos. Torse nu, en
caleçon de daim, il se frotta les reins ; ce lit de bois était bigrement
dur, malgré la flopée de coussins achetés à une cantinière qui devait son
commerce au pillage du bazar. « Je me rouille », dit-il en ouvrant la
fenêtre. Il frissonna. L’air était humide et frais. En bas, dans la cour, des
chevaux lapaient bruyamment l’eau de la Moskova qu’on apportait dans des
barriques jusqu’au lavoir. Deux dragons chauffaient une soupe, leur chaudron
pendu à des poutres au-dessus d’un brasero.
— C’est quoi ?
— Des choux, mon capitaine.
— Encore !
Râleur, il gagna l’oratoire mitoyen où Paulin avait posé sa
paillasse. Assisté d’une jeune religieuse aux yeux baissés, il traitait
l’uniforme du capitaine de ce qu’on nommait la moscovite, cette invasion des
vêtements par les poux. En chemise de toile grossière, cheveux châtains taillés
très court, longs cils et paupières mi-closes, des gestes lents, la sœur avait
retourné le pantalon qu’elle écrasait avec un caillou ; Paulin, briquet
allumé, flambait les coutures pour exterminer la vermine survivante.
— Nous y sommes presque, Monsieur.
— Elle est charmante, cette gamine. Je me demande si je
ne vais pas te remplacer !
— Elle a surtout de la chance, Monsieur. Celles du
lieutenant Berton sont autrement traitées.
Ils avaient enfermé la supérieure revêche et les plus
flétries des nonnes dans leur chapelle ; les cavaliers s’étaient partagé
les autres pour qu’elles lavent et reprisent leur linge. La veille, le lieutenant
Berton avait organisé un bal ; d’Herbigny avait entendu des rires et des
chansons grasses une bonne partie de la nuit. Berton avait déguisé des nonnes
en marquises, il les avait saoulées, obligées à danser, riant de leurs larmes
discrètes, de leurs mines et de leurs maladresses. Bah ! se disait le
capitaine, ça vaut mieux pour ces filles que si elles étaient tombées entre les
pattes d’un régiment wurtembergeois ; ils les auraient rudement troussées,
les brutes.
— C’est prêt, Monsieur, dit Paulin en inspectant une
dernière fois l’uniforme épouillé.
— Alors file chez le voleur et ramène-nous un ragoût
convenable.
Le voleur, ce sobriquet désignait le contrôleur Poissonnard
qui lui réservait les meilleurs morceaux de sa boucherie en échange des icônes
du couvent, dont il refondait l’argent en lingots.
— Je vous habille et j’y cours, Monsieur.
— Pas besoin de toi. La petite va m’aider :
regarde ses mains, c’est pas des doigts de paysanne, ça, c’est la fille d’un
artisto flanquée au couvent… Comment elle s’appelle ?
— Je ne cause pas le russe, Monsieur, dit Paulin d’un
air vexé.
Le domestique poussa un soupir prolongé, il dégarnit
l’armoire à icônes d’une pièce supplémentaire, descendit au rez-de-chaussée,
entendit des gémissements féminins en passant devant la cellule du lieutenant
Berton, traversa le réfectoire changé en écurie et partit vers Saint-Vladimir,
tirant son baudet.
L’église était imprégnée d’une odeur fade, écœurante et
lourde. Fixés par des crocs à des échafaudages, des tronçons de bêtes se
décomposaient en l’air ; leur sang dégoulinait en flaques
Weitere Kostenlose Bücher