Il neigeait
d’échange.
— Qui est-ce ? demanda Sébastien au capitaine.
— Vous connaissez pas Poissonnard ? Un rusé qui
s’enrichit.
— Comment ça ?
— Il accumule, il revend, il est bien placé, le
malin !
Poissonnard travaillait aux subsistances de l’administration
générale ; il était l’un des six contrôleurs du service des vivres
affectés aux viandes, et il n’hésitait jamais à se servir. Des magasins près du
Kremlin, qui brûlaient toujours, il avait retiré à temps des sacs de seigle, de
noisettes, de pois, des tonneaux de bière et de malaga, du sucre, du café, des
bougies. Là-dessus il avait prélevé sa dîme, qu’il refourguait sans se cacher.
Sébastien lui céda l’un de ses gilets contre un long sabre russe qu’il
ramènerait pour le souvenir et s’inventer des exploits. Il n’avait pas oublié
la troupe de Madame Aurore mais chassait de son esprit l’image d’Ornella ;
il se serait attendri ou inquiété, il aurait eu des langueurs et cela ne
correspondait plus au nouveau personnage qu’il comptait jouer à la Cour ;
même si Napoléon préférait ses militaires aux civils, il tournait dans sa tête
les moyens de le séduire, sans trouver la moindre idée, évidente, claire, qui
lui attribuerait des faveurs.
Avant la fin de la semaine, le vent d’équinoxe ne ranimant plus
les braises, on put retourner à l’intérieur de la ville détruite. Tout était
noir et gris, dans les décombres de Moscou. Noire, la fumée qui stagnait
au-dessus, noirs les corbeaux criards qui planaient en nuages épais, noirs les
arbres calcinés qui tendaient leurs branches comme des bras, noirs les
péristyles brisés, les cheminées en brique plantées çà et là comme des tours
sur les débris de quatorze mille maisons, grise la cendre couvrant le sol, les
murs écroulés, des meubles informes, des reliefs de carrioles et d’objets semés
dans les gravois ; gris, les loups venus en hardes dépecer les carcasses
des hommes et des bêtes.
La Garde impériale, dans une tenace odeur de brûlé, eut le
sinistre honneur de découvrir la première ce paysage inhumain, musique en tête,
et les fifres, et les tambours, et les clochettes brandies sur leur manche par
un long Africain triste, résonnaient, anachroniques ; leurs notes
couvraient mal les hurlements des fauves et les cris des rapaces. Tous les dix
mètres un grenadier se détachait de la troupe pour se poster sur la route que
l’Empereur allait emprunter vers un Kremlin sauvé par ses murailles. Le général
Saint-Sulpice chevauchait devant ses quatre escadrons aux uniformes
fantaisistes et réduits par la dysenterie ; il baissait la tête,
arrondissait le dos, accablé par la fatalité. D’Herbigny lorgnait le cheval
noir de son général, une jument turque à la queue tressée de rubans que fixait
une épingle à tête dorée. Les ruines ne l’impressionnaient plus, depuis la
prise de Saragosse.
L’infanterie de la Garde allait caserner dans la citadelle,
mais les autres ? Les officiers supérieurs de la cavalerie devaient
rejoindre le maréchal Bessières qui les commandait dans une aile du
Kremlin ; aux escadrons de se dépatouiller, et d’Herbigny dérivait parmi
les ruines avec une bonne centaine de dragons. Ils doublaient des maisons sans
toitures, sans portes, sans fenêtres ; le premier palais habitable avait
déjà été investi par les chevau-légers moustachus du capitaine Coti. Il fallait
s’enfoncer plus avant dans un décor livide ; on repérait de loin les
édifices épargnés, aux murs seulement charbonneux, aux statues effondrées en
blocs étranges, une tête, une main de marbre, le plissé d’un manteau effrité.
Les Moscovites qui se terraient sortaient maintenant des caves, jaillissaient
des éboulis ; ils ramassaient des plaques de fer tordues pour se monter
des cabanes, creusaient avec les ongles leurs anciens potagers pour grappiller
des racines flétries. Ils étaient en loques, le teint plombé, le geste
craintif. Des groupes à genoux priaient en marmonnant au pied des poteaux où se
balançaient des incendiaires oubliés par le feu, ils embrassaient en dévots les
chiffons sales autour de leurs jambes, psalmodiaient quelquefois des cantiques
d’une insoutenable mélancolie, croyaient que les suppliciés allaient
ressusciter le troisième jour. D’autres Russes plongeaient près des barges
coulées avec leurs cargaisons de grain ; ils remontaient à quatre pattes
sur la rive,
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