Il neigeait
insulter :
— Quelle catastrophe vient nous annoncer cet
empoisonneur de baignade !
Et l’Empereur aspergea le major général d’une giclée d’eau
chaude qui trempa de haut en bas son uniforme impeccable.
— Nous tenons le messager, sire…
— Quel messager ?
— L’homme qui peut porter au Tsar en personne votre
courrier.
— Qui ?
— Un officier russe. Il se nomme…
Berthier chaussa ses lunettes embuées, qu’il essuya du
doigt, pour lire le nom gribouillé sur une feuille :
— Il se nomme Jakowleff. Nous l’avons tiré de l’hôpital
militaire où il a eu la chance de ne pas rissoler comme tant de blessés.
— Il est où, votre Jacob ?
— Dans la salle des colonnes, sire, il attend.
— Qu’il attende.
— C’est le frère d’un ministre du Tsar à Cassel…
— Allez lui tenir compagnie, il adorera votre fine
conversation. Cette eau chaude, elle vient ? Je vous ai dit d’arrêter vos
frictions, monsieur Constant ? Allez ! Plus fort ! comme pour un
cheval !
L’Empereur rencontra dans la soirée l’émissaire choisi par
Berthier ; il embaumait l’eau de Cologne, bougonnait, mains dans le dos
sous les pans à retroussis de son habit de colonel. Jakowleff se leva, appuyé
sur une canne ; sa moustache en balai lui cachait les lèvres ; avec
son pantalon puce, son spencer blanc, il avait une allure mi-soldat mi-civil
assez curieuse. Napoléon commença par des paroles conciliantes et navrées avant
de s’emporter contre Rostopchine et contre les Anglais dont il dénonçait
l’influence néfaste :
— Qu’Alexandre demande à traiter et je signerai la paix
à Moscou comme autrefois à Vienne et à Berlin. Je ne suis pas venu ici pour y
rester. Je ne devrais pas y être. Je n’y serais pas si on ne m’y avait pas
forcé ! Les Anglais, c’est leur faute ! Les Anglais portent à la
Russie un coup dont elle saignera longtemps. Du patriotisme, ces villes en
flammes ? De la rage, oui ! Et Moscou ? La fièvre de ce
Rostopchine vous coûte plus cher que dix batailles ! À quoi bon cet
incendie ? Je suis toujours au Kremlin, non ? Si Alexandre avait dit
un seul mot j’aurais déclaré Moscou ville neutre, ah ! je l’ai attendu, ce
mot, je l’ai désiré ! Voyez où nous en sommes. Que de sang !
— Votre Majesté, répondit Jakowleff qui sentait le
monologue achevé, ce serait peut-être à vous, le vainqueur, à parler de paix…
L’Empereur réfléchit, se promène dans la pièce, revient d’un
bond vers le Russe :
— Avez-vous les moyens de parvenir jusqu’au Tsar ?
— Oui.
— Si je lui écris, porterez-vous ma lettre ?
— Oui.
— L’aura-t-il lui-même ?
— Oui.
— En êtes-vous certain ?
— J’en réponds.
Restait à réussir la lettre. En quels termes ? La
colère, non, la supplication moins encore. Comment atteindre Alexandre ?
Comment le faire céder ? Comment l’émouvoir ? Napoléon sortit seul
sur la terrasse d’où il dominait la ville en morceaux. Avec sa lorgnette il
voyait scintiller dans la nuit des lustres d’église accrochés dans les rares
palais debout, qui servaient de casernes ; bivouacs dans les cours du
palais, bivouacs dans la plaine, points de lumières, échos de chansons à boire.
Il rentra se coucher, se releva au milieu de la nuit, convoqua les
secrétaires ; tout en déambulant dans le grand salon, il marmotta sa
missive au Tsar. Les secrétaires notaient les bribes qu’ils retenaient,
étouffaient leurs bâillements.
— Mon frère, disait l’Empereur très bas, non, trop
familier… Monsieur mon frère, voilà, Monsieur mon frère… je veux qu’il me
prouve qu’il a au fond du cœur un reste d’attachement pour moi… À Tilsit, il
m’avait dit : « Je serai votre second contre l’Angleterre »…
Mensonge ! Ne mettez pas ce mot… À Erfurt je lui ai offert la Moldavie et
la Valachie qui portaient ses limites au Danube… Monsieur mon frère… dire
ensuite que le frère d’un de ses ministres… un ministre de Votre Majesté…
Écrivez Votre Majesté… Je l’ai fait venir, je lui ai parlé, il m’a
promis… non… je lui ai recommandé de faire connaître mes sentiments au
Tsar… Insistez sur sentiments… Après, il faut déplorer l’incendie de
Moscou, le condamner, en rejeter la faute sur ce porc de Rostopchine ! Les
incendiaires ? Fusillés ! Ajoutez que je lui fais pas la guerre par
plaisir… que j’attendais un mot de lui… Un
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