Il neigeait
poisseuses,
courait en rigoles, caillait sur les dalles. Paulin avait attaché son âne sous
le porche, il marchait au milieu de la nef souillée dans un bourdonnement de
mouches vertes, en se bouchant le nez, mais l’atmosphère fétide lui rentrait
par la bouche, il se raclait la gorge, crachait. Comment Poissonnard pouvait-il
vivre là-dedans ? Très bien. L’idée du profit le portait ; dans ce
cloaque, il respirait mieux qu’à deux mille mètres d’altitude sans espoir de
fortune. Joues violacées mais rasées avec soin, il avait installé son bureau
dans un confessionnal ; la porte arrachée, posée sur des tonneaux, voilà
sa table ; des dossiers s’empilaient sur les prie-Dieu des pénitents.
— Bonjour, mon cher Paulin, dit un Poissonnard
onctueux.
— Monsieur le contrôleur, que me proposez-vous
aujourd’hui contre cette œuvre d’art ?
Il tendait l’icône à fond d’argent.
— Voyons, voyons, dit le filou en ajustant ses lunettes
sur un nez fleuri.
Il regarda l’icône en spécialiste, l’estima à trois cents
grammes d’argent en grattant avec l’ongle, réfléchit puis entraîna Paulin,
toujours incommodé, vers la sacristie où il s’était arrangé une réserve et un
logis. Ils croisaient une centaine de chats écorchés qui s’empilaient dans une
chapelle. Des bouchers emportaient leurs têtes coupées dans des bennes ;
elles allaient rejoindre, au fond d’une crypte, un tas d’ossements, de museaux
baveux, de sabots ; jetés dehors, même enfouis, ces rebuts attireraient
les loups.
Paulin évita de regarder un groupe d’ouvriers de
l’intendance ; leurs doigts rouges écartaient des côtes qui craquaient,
jetaient des choses molles dans des baquets débordant de tripaille. D’autres,
sur des échelles, accrochaient des ribambelles de corneilles mortes à des
ficelles tendues entre les piles. Cette église retrouvera-t-elle sa fonction
normale ? se demandait le domestique. Les pierres ont de la mémoire,
répétait le vieux curé qui lui avait enseigné l’alphabet. À Rouen, sur les
piliers de Saint-Ouen, on voyait encore des trous : sous la Révolution,
les Bleus y avaient fixé des forges pour fondre des balles ; la grille de
cuivre du chœur avait fini en canon. Ce n’était pas la même chose. Le sang
allait teinter la pierre et les dalles de Saint-Vladimir.
— J’ai gardé le meilleur pour notre cher capitaine,
disait le contrôleur Poissonnard en sortant d’une caisse un foie de jument aux
reflets olivâtres, qu’il empaqueta dans un journal russe.
— C’est tout ?
— Eh oui, monsieur Paulin, c’est tout mais c’est
tendre.
— Encore un petit effort, monsieur Poissonnard.
— Un flacon de vin de Madère, allez ! Vous croyez
qu’on trouve du bœuf après huit jours de pillage ? C’est qu’ils ont tout
raflé, nos régiments !
Même les légumes secs s’épuisaient. Des escouades partaient
chaque jour marauder dans la région, il fallait s’enfoncer de plus en plus loin
dans la campagne, subir l’hostilité des paysans. La viande fraîche se raréfiait
et Poissonnard en tirait bénéfice.
— Que le capitaine d’Herbigny essaie de ramener un
troupeau, plaisantait-il.
— Je lui dirai, répondit Paulin qui eut un mouvement de
recul et des palpitations devant le maître-autel. Les mécréants des
subsistances y avaient cloué un loup. Poissonnard souriait :
— Ces loups, ils ne font pas les délicats. Dame !
ils l’apprécient, ma viande, un peu trop, même. Au fait, demandez aux gendarmes
qui gardent les abords de vous raccompagner. Ils pourraient bien vous attaquer,
les fauves, à cause de l’excellent morceau que vous emportez.
Le temps passait, le Tsar ne répondait pas, les troupes de
Koutouzov avaient disparu vers le sud comme le pressentait Berthier. La Grande
Armée se posait pour l’hiver dans les ruines de Moscou. L’Empereur multipliait
les mesures dans ce sens ; il écrivait à Maret, duc de Bassano, resté en
Lituanie, pour qu’il fournisse quatorze mille chevaux, il songeait à lever des
nouveaux régiments, organisait des parades, agaçait son libraire parisien pour
recevoir les romans en vogue ; le Kremlin se fortifiait, comme les couvents.
Caulaincourt avait renforcé la poste ; le courrier arrivait chaque jour de
Paris, avec du vin et des colis. Les estafettes mettaient quinze jours à relier
les deux capitales, le service fonctionnait avec ponctualité par des relais.
Une rumeur
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