Il neigeait
courut : des renforts allaient arriver avec des vêtements
d’hiver, on jetterait les Russes dans la Volga. Et puis, très vite, il y eut
des incidents. On découvrait des corps de soldats assassinés. Les cosaques, que
Murat prétendait amadouer, devenaient agressifs. Un jour ils surprennent des
caissons d’artillerie venus de Smolensk et les brûlent ; trois jours plus
tard, sur la même route, ils blessent ou tuent des dragons de la Garde. Le
lendemain encore tout un escadron, et ils s’emparent de deux malles de poste qui
retournaient en France.
Sébastien regardait la première neige ; des gros
flocons lents fondaient en touchant les toits. Dans la cour, les soldats
s’étaient fabriqué des cahutes avec les tableaux décrochés des murs du palais.
Un aide de camp de l’état-major entra dans le bureau des secrétaires, ceinture
de soie dorée, pantalon rouge, très élégant dans son uniforme à la
hongroise :
— Pour Sa Majesté, le texte du 22 e bulletin.
— Monsieur Roque, dit le baron Fain, au lieu de
regarder tomber la neige, lisez et portez à l’Empereur.
Il se replongea dans la rédaction d’un ordre de nomination,
un nouveau général qu’on envoyait au Portugal.
— Monsieur le baron…
— Portez, vous dis-je.
— Il y a un problème.
— Quoi ? dit le baron en levant le nez de sa
copie.
— Croyez-vous que des allusions aux incidents de la
route de Smolensk soient nécessaires ?
— Certainement pas !
— Je peux biffer ?
— Bien entendu.
— Et aussi…
— Quoi d’autre ?
— Ce texte manque de détails positifs.
— Si vous trouvez quelque chose de positif à écrire,
rajoutez-le en fioriture.
— Il me faut votre accord.
Le baron prit la feuille et Sébastien, debout à ses côtés,
émit quelques suggestions :
— Après Les incendies ont entièrement cessé, pourquoi
ne pas ajouter On découvre tous les jours des magasins de sucre, de
pelleteries, de draps…
— Mais pas de viande.
— Non, mais ce sera publié dans Le Moniteur ;
mieux vaut être rassurant. Voyez, là aussi, après La plus grande partie de
l’armée est cantonnée à Moscou…
— Que dois-je voir, monsieur Roque ?
— Dans le même esprit positif, j’ajouterais où elle
se remet de ses fatigues.
— Ajoutez, ajoutez.
— Il a raison, ce jeune homme.
C’était l’Empereur. Il était entré sans bruit et les
écoutait. Le secrétaire et son commis se levèrent.
— Méfiez-vous de ce garçon, Fain, il a des idées. Et
Méneval, où est-il ?
— Au lit avec des fièvres, sire.
— Ce garçon, quel est son nom ?
— Sébastien Roque, sire. Je l’emploie comme premier
commis, parce qu’il a une écriture bien tournée.
— On pourrait peut-être l’utiliser à Carnavalet. Qu’en
pensez-vous, Fain ?
— Il a des lettres, en effet…
À l’hôtel Carnavalet, les services de la censure modifiaient
le texte des pièces qui avaient l’autorisation d’être jouées. Comme Pisistrate,
à Athènes, faisait récrire les chants d’Homère, des fonctionnaires lettrés
coupaient dans Athalie les allusions lointaines mais désobligeantes pour
Sa Majesté ; ils édulcoraient les classiques pour la tranquillité de
l’Empire, replaçaient des comédies trop modernes chez les Assyriens.
Sébastien rougissait de bonheur, il se tenait les mains
l’une dans l’autre pour les empêcher de trembler. Napoléon
l’interrogeait :
— Vous aimez le théâtre ?
— À Paris, sire, j’y allais autant que le permettait
mon service au ministère de la Guerre.
— Vous seriez capable de réviser une tragédie ?
— Oui, sire.
— De traquer chez les classiques les situations et les
mots à double sens, où le public verrait des allusions à l’Empire et à ma
personne ?
— Oui, sire.
— Si on vous soumet une pièce sur Charles VI, comment
réagissez-vous ?
— Mal, sire. Très mal.
— Expliquez.
— Dans ce cas, sire, il n’y a rien à remanier, c’est le
sujet qui est nuisible.
— Continuez.
— On ne montre pas sur scène un roi fou.
— Bravissimo ! Et vous sauriez rajouter de
l’Antiquité dans des pièces trop récentes ?
— Je le crois, sire, je connais les auteurs grecs et
latins.
— Fain, quand nous reviendrons à Paris, présentez votre
commis au baron de Pommereul, il a grand besoin d’être secondé. Ne faites pas
cette tête-là ! Vous trouverez un autre secrétaire capable de recopier
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