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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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Majesté.
    — Que Davout envoie de la cavalerie en reconnaissance
sur sa fameuse route, mais vous, Berthier, pour quelle solution
penchez-vous ?
    — Allons vite à Smolensk.
    — Par cette route saccagée ?
    — C’est en effet la plus courte.
    — Appelez le docteur Yvan, qu’il vienne tout de suite.
    L’Empereur ramassa les cartes qu’il avait jetées au sol, ses
plans de la Russie, de la Turquie, de l’Asie centrale, des Indes. Les
circonstances cassaient ses rêves. Il pesait les arguments de chacun.
S’enfermer à Smolensk et y passer l’hiver ? Il hésitait quand le docteur
Yvan entra dans la grange.
    — Yvan, fichu charlatan, préparez-moi ce que vous
savez.
    — Cette nuit ?
    L’Empereur réclamait le poison que Cabanis avait inventé
pour Condorcet, et dont Corvisart, son médecin parisien, avait recomposé la
formule : opium, belladone, ellébore… Il porterait ce mélange dans un
sachet, sous son gilet de laine. Ce matin, si un chef cosaque l’avait
identifié, il aurait essayé de le prendre, et puis quoi ? L’envoyer dans
une cage à Pétersbourg ? Pareil incident pouvait se reproduire ; il
refusait de tomber vivant aux mains des Russes.
     
    Et le convoi remonta vers le nord pour rallier la route
empruntée dans l’autre sens au début de l’automne. Un vent de plus en plus
froid soufflait, on s’emmitouflait comme on pouvait. D’Herbigny portait sous le
manteau sa pelisse doublée de renard ; Paulin avait dégotté une capeline
rouge bordée d’hermine, avec une capuche sur laquelle il avait enfoncé son
chapeau, cela lui donnait une dégaine de prélat. Ils chevauchaient au pas sous
les sapins et les bouleaux.
    — Monsieur, dit le domestique en poussant son âne à
côté du cheval de son maître, Monsieur, j’ai l’impression que nous tournons en
rond.
    — La paix ! Tu te crois plus malin que
l’Empereur ?
    — J’essaie de comprendre, Monsieur.
    — Il a ses raisons.
    — Nous marchons depuis dix jours et nous devons être à
douze ou treize lieues seulement de Moscou.
    — Qu’en sais-tu ?
    — Je reconnais le paysage…
    La route débouchait sur une rivière qu’on franchirait à gué,
dans l’eau glaciale. L’artillerie y était engagée, les roues des canons
patinaient dans le lit boueux, gênaient le passage ; les soldats, de l’eau
jusqu’aux genoux, aidaient leurs animaux à sortir sur la berge les affûts
envasés, peine perdue, ils durent dételer pour laisser plusieurs pièces au
courant. D’Herbigny reconnaissait lui aussi l’endroit : on approchait de
Borodino. Il voyait les arbres tronqués, tordus, suppliciés par les obus, le
cabossé des collines, une campagne bouleversée. Il voyait la ligne des mamelons
arasés où les Russes avaient naguère bâti leurs redoutes, palissades couchées,
parapets éboulés sur les cadavres ou les mourants dans ces cratères comme des
fosses communes. Le blé vert avait poussé mais cachait peu les marques de la
bataille. Les dragons heurtaient du sabot un casque, une cuirasse, la caisse
d’un tambour, et ces bruits de fer sonnaient dans l’air froid. Quand le
capitaine décida d’aller à pied pour éviter à son cheval un faux pas, il lui
parut poser les semelles sur des brindilles ; c’étaient des os. La pluie
avait déterré des milliers de corps que mangeaient les corbeaux ; ces
oiseaux s’envolaient en croassant au fur et à mesure que le cortège avançait.
Là-haut, dominant l’une des redoutes, des squelettes saluaient le passage des
survivants. L’un d’eux, cloué par une lance contre un bouleau, couvert d’un
lambeau de capote grise, avait encore ses bottes et un casque à crinière sur sa
tête de mort.
    Personne n’avait envie de tarder.
    Ils marchaient en baissant la tête.
    Le capitaine croyait entendre battre la diane, il
redessinait le paysage d’avant cette bataille que l’Empereur avait épargnée à
la Garde. Ils avaient le soleil dans l’œil, ce matin-là. Il se souvenait :
la fumée, les explosions, les assauts ravageurs des cuirassiers au long des
pentes, les boulets qui tombaient autour de Napoléon, et lui, malade, les
repoussait du pied comme des ballons pour suivre à la lorgnette le mouvement
des troupes. Des coups de feu partent, le capitaine sursaute. Bonet et les
cavaliers ont abattu des corbeaux ; ils courent les ramasser parmi les
charognes que le froid commence à congeler.
    — C’est qu’nous, mon capitaine !
    — On pense à la

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