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Il neigeait

Il neigeait

Titel: Il neigeait Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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soupe, mon capitaine !
    Ils brandissent leurs volailles noires et dodues en les
tenant par les pattes.
    — Vous allez manger ces mangeurs de pourriture ?
    — Si ça tient au ventre…
    — Hé !
    — Qu’est-ce qu’il y a, Bonet ? Les oiseaux de
votre soupe picoraient les entrailles d’un de vos anciens camarades de
caserne ?
    — V’nez voir, mon capitaine…
    La colonne continuait d’avancer mais le capitaine s’en
écarta un instant pour considérer la découverte de son maréchal des logis. Une
vague forme humaine se tortillait sans jambes entre les tiges de blé, la figure
encroûtée de sang et de terre. Les dragons reculaient devant le monstre.
    — Il est pas mort, dit Bonet.
    — Il est sorti du ventre ouvert de cette carcasse de cheval,
dit le cavalier Chantelouve. Il a dû s’y tenir au chaud, manger le dedans, il a
ptêt’ bu l’eau de pluie.
    — Impossible ! dit le capitaine en voilant son
épouvante derrière une voix rauque.
    — Ben non, il ouvre même les yeux…
     
    Sur un coteau, protégée par un bois de bouleaux plantés
serrés, l’abbaye de Kolotskoï tenait de la forteresse avec ses murailles grises
à créneaux, ses tours, ses clochers sobres ; dans les intervalles d’une
longue barrière de planches et de pieux, des canons pointaient la vallée où
coule la Moskova. La suite impériale y passa une nuit, sans sortir des voitures
puisque les salles étaient remplies de blessés, près de vingt mille qu’on y
soignait depuis l’horrible bataille ; on y avait également entreposé des
armes. Une tempête de neige souffla une partie de la nuit. Dans la berline des
secrétaires, le baron Fain et ses passagers disparaissaient sous une avalanche
de manteaux et de peaux. Sébastien se réjouissait d’avoir eu l’idée d’acheter à
une cantinière, pour deux diamants, des bottes en velours doublées de flanelle.
Au matin la neige avait cessé mais couvrait tout. Contre la portière givrée,
qu’il secouait, le libraire Sautet continuait à enrager :
    — Je suis certain, mais certain que dans ce cloître
nous pouvons trouver quelque chose à nous mettre sous la dent !
    — Reprenez du vin blanc dans la caisse, lui dit le
baron Fain sans ouvrir les yeux.
    — Me saouler devant ma fille ? Ah non ! Bel
exemple !
    — Mangez les pois.
    — Sans les cuire ?
    — Mangez votre chien.
    — Vous êtes fou ?
    — Je vais voir, proposa Sébastien.
    — Non non, reprit le libraire, j’ai froid, je suis
ankylosé, j’ai envie de me fâcher !
    — Laissez, monsieur Roque, dit le baron, ça réchauffera
notre ami.
    — Je ne suis pas votre ami !
    Le libraire osa un pied dehors, dérapa, s’affaissa dans la
neige en couinant :
    — Ma jambe ! Ma jambe ! Je suis blessé !
J’ai droit à la soupe chaude des blessés !
    Sébastien descendit aider le gros homme, mais il tenait mal
debout, glissait encore au moindre pas.
    — Ma jambe, je vous dis !
    — Le monde entier s’en moque, de votre jambe.
    — Mais… Où sont les chevaux ? demanda le libraire.
    Le postillon, après avoir couvert d’une bâche les blessés
étendus sur le toit, était entré la veille dans un sac de toile. Il secoua la
neige de ses manteaux et de son sac, but de l’alcool de grain et
répondit :
    — Sont à l’écurie, y mangent.
    — Bravo ! Les chevaux mangent. Et nous ?
    — Vous voulez de la paille ?
    En fait, le fourrage se composait de blés verts moissonnés
par la garnison du cloître. On avait complété cette pitance avec les grabats
des agonisants qui, de toute façon, n’en avaient plus pour longtemps à subir
cette vie. Les chevaux retrouvèrent leurs brancards, et les voitures de la
maison de Sa Majesté rejoignirent le gros du convoi. Des chasseurs wurtembergeois
avaient tassé de nouveaux blessés sur les impériales, sur les avant-trains,
partout où c’était possible, en les amarrant parfois avec des cordes s’ils
étaient trop faibles pour se cramponner à la capote ou aux sangles.
    Les premières voitures traçaient la route des suivantes,
mais, à l’exception des chevaux que le prévoyant Caulaincourt avait ferrés à
glace, la plupart des animaux glissaient sur les plis du terrain couverts de
verglas ; beaucoup tombaient épuisés, qu’on abandonnait. Le nez à la vitre,
désormais impassible à force d’habitude, Sébastien examinait des voltigeurs
bleus de froid que la berline dépassait ; ils coupaient la panse d’une
jument

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