Il neigeait
silhouette longiforme du général Eblé,
qu’il avait côtoyé artilleur au siège d’Almeida ; grand, le visage osseux,
ses cheveux gris voletaient sous le bicorne. À la tête de ses pontonniers il
apportait des forges de campagne, des voitures de charbon, des caissons
d’outils et de clous ramassés à Smolensk. Hélas, faute de chevaux, il avait dû
brûler ses bateaux, ce qui l’empêchait de jeter un pont flottant, mais
l’aurait-il pu ? Le vent se levait, soufflait fort. Sur la rive droite, le
capitaine pestait de ne figurer qu’en spectateur, il aurait aimé être utile,
partout à la fois, démultiplié. Les Russes campaient sur des hauteurs, sortis
du marécage, ils allumaient des feux. En face, les sapeurs et des Polonais
augmentaient l’équipe des pontonniers ; ils clouaient des chevalets.
D’Herbigny entendait les coups de maillet, le grincement des scies. Studenka
finissait par ressembler à un gros tas de bois. Eblé faisait poser un premier
chevalet dans la vase ; il s’enfonça sous le regard impatient de Napoléon
qu’une rafale manqua désarçonner. Le capitaine repassa donc le fleuve pour
livrer son prisonnier ficelé. La traversée s’effectua dans les mêmes conditions
de péril, avec trois rameurs seulement, les dragons. Le vent contrariait le
courant, creusait des tourbillons, le radeau se balançait, des glaçons
continuaient à s’y fracasser, les cordages se tendaient. Ils faillirent
chavirer plusieurs fois. Le Russe en profita pour ramper sur le ventre. Pendant
que le capitaine détournait les glaçons et que les autres essayaient de
maintenir le radeau à flot, le prisonnier se laissa rouler dans l’eau noire.
D’Herbigny voulut le rattraper de sa main unique.
— Laissez-le, il va vous entraîner !
— Le saligaud !
— Tenez-vous !
Lancé dans le courant, le radeau aborda la rive gauche par
un choc brutal qui assomma le capitaine. Ses dragons le déposèrent sur la neige
en le trouvant bien lourd. L’un d’eux lui distribua des claques pour le
ranimer, cela réussit mais provoqua sa grogne :
— C’est vous, Chantelouve, qui me giflez ?
— Bien obligé…
— Vous voulez vous battre en duel ?
Encore étourdi, d’Herbigny réalisa la sottise de ses propos,
s’en tira par un « N’en parlons plus… » et se redressa. Il faisait
nuit et des nuages cachaient la lune. Il ne voyait rien mais il marchait vers
les bruits du chantier. L’Empereur avait interdit les feux pour ne pas signaler
aux Russes la forte concentration de Studenka. Les pontonniers travaillaient à
la lueur lointaine des bivouacs ennemis. Ils progressaient mètre par mètre sur
d’autres radeaux. Troublés par la montée des eaux, due au dégel, ils avaient à
maintes reprises perdu le gué. Ils avaient été souvent obligés de se dévêtir,
de rentrer dans le fleuve jusqu’aux épaules pour enfoncer des pieux dans une
terre spongieuse, attacher, clouer des planches. Certains remontaient en sang
sur l’édifice, le dos déchiré par des arêtes de glace.
Pressés pour se tenir chaud sur les banquettes, les coussins
et le sol de la calèche couverte, Sébastien et les commis du secrétariat
n’avaient dormi que par épisodes, réveillés par le grondement du fleuve, les
ordres, le son des marteaux et des maillets, une crampe. Ils avaient réussi à
s’assoupir quand un chant insolite les sortit ensemble du sommeil :
— Cocorico ! Cocorico !
— Nous sommes arrivés ? demanda Paulin qui
oubliait où il se trouvait.
— Arrivés où ? lui dit un commis.
— Cocorico !
— C’est un coq ?
— Ça y ressemble, monsieur Paulin.
— Sa Majesté possède une basse-cour itinérante ?
— Pas du tout, sa viande est transportée dans des
saloirs. Un coq salé ne peut pas chanter.
— Cocoricooo !
Dehors, des soldats riaient en se battant les côtes. Ils
entouraient le prétendu volatile, un valet en livrée verte galonnée d’or,
perruque poudrée ; il sautait sur le sol, les jambes repliées sur les
talons, et poussait des cocoricos très convaincants. Sébastien demanda en quoi
consistait ce jeu. Un caporal lui répondit entre deux hoquets :
— S’prend pour un coq. Il est fou.
— On va l’plumer, dit un autre, hilare.
Cela n’amusait guère Sébastien. Il avait noté des cas de
délire, depuis plus d’une semaine, mais ils se traduisaient d’une façon moins
comique, un hurlement, un discours incohérent, des imprécations ;
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