Il neigeait
personnel impérial frissonnaient autour
d’une flambée, à l’orée d’un petit bois d’où ils dominaient la Bérésina. La
traversée lente de l’armée n’avait pas cessé, colonne après colonne, éclairée
au matin par un ciel blanc. Le pont des voitures s’était rompu cent fois et
Sébastien, tout compte fait, préférait son rôle de secrétaire au travail
pénible des pontonniers, toujours dans l’eau glacée sans une plainte, qui
réparaient, rafistolaient, dont dépendait le sort commun.
À la tête des ponts, les grenadiers peinaient à empêcher une
population considérable et houleuse de changer de rive en profitant des rares
instants où, entre deux bataillons, la voie demeurait libre, mais l’armée avait
la priorité et le faisait sentir. Des généraux fendaient la foule à coups de
bâton, de plat du sabre, de crosse. Sébastien crut remarquer Davout à
cheval ; il manqua périr aplati entre deux voitures ; il ramassait
ses soldats noirs et décharnés, il s’enfonçait dans la masse des véhicules, des
chevaux, des hommes et des femmes en colère. Détaillant le fourmillement des
égarés devant le fleuve, Sébastien espérait tomber par hasard sur Mademoiselle
Ornella, mais à quoi ressemblait-elle aujourd’hui ? Avait-elle
survécu ? Quelque chose lui disait qu’elle se débattait dans cette cohue.
Il voulait s’en assurer. Il tourna les talons, se dirigea vers le hameau de
trois maisons où l’Empereur se reposerait la nuit prochaine. Il entendit des
cris étouffés, des appels au secours. Un voltigeur se lamentait à plat ventre.
Trompés par l’obscurité, avant l’aube, ses amis étaient tombés au fond de puits
profonds, cachés sous la neige, qu’avaient creusés les paysans.
— Vous ne leur envoyez pas une corde ?
— Toutes les cordes servent aux ponts.
— Votre ceinturon ?
— Je n’arrive pas jusqu’aux camarades.
— Des branches ?
— Elles cassent.
— On ne peut rien faire…
— Si, regardez où vous mettez les pieds, prenez garde à
ne pas tomber dans un de ces fichus trous !
Des lanciers, enroulés dans de grosses couvertures, fumaient
la pipe devant un tas de braises. Ils avaient attaché leurs montures aux
sapins.
— Pouvez-vous me prêter un cheval ? demanda
Sébastien.
— Pour aller où ?
— Près des ponts.
— Et si on le revoit pas, le cheval ?
— Prêtez-le-moi en échange de ceci…
Sébastien montrait un diamant qu’il tenait entre deux
doigts. C’est tout ce qu’il possédait, ces diamants du Kremlin. Les lanciers se
lissaient la moustache, doutaient, hésitaient. L’or, l’argent, les pierres
précieuses, ça ne servait à rien dans ce désert glacé. L’autre jour, Sébastien
avait vu un isolé, posé par terre comme un mendiant ; il cherchait à
échanger un lingot contre du pain mais les gens passaient devant lui sans
s’arrêter : un lingot d’argent, ça ne nourrit pas. L’un des lanciers accepta.
Il était lieutenant et possédait deux chevaux. Il céda à Sébastien celui de son
domestique, une jument mouchetée.
Sébastien couvrit au trot les deux cents mètres qui le
séparaient de la berge. Il prit le pont avec des précautions, les chevalets
s’enlisaient, les planches du tablier baissaient au ras des flots, toujours
battues par la glace. Sur la rive gauche, couverte de voitures, la masse des
réfugiés était si dense qu’elle n’avançait plus d’un pouce. Les berlines et les
chariots coinçaient leurs roues, les postillons hurlaient, fouettaient autour
d’eux, la foule compacte piétinait. Sébastien réalisa sa bêtise. Que venait-il
faire ici ? Il avait déjà échappé à un incendie, au froid, à la faim, à la
noyade, aux cosaques, et il retournait de son plein gré se mêler à des civils
qui ne passeraient jamais la Bérésina indemnes ? Il scrutait les visages
des plus proches, espérait apercevoir une chevelure noire qu’il reconnaîtrait.
L’Empereur traversait à cheval le deuxième pont avec la Jeune Garde, et les
canons d’Oudinot dégringolaient de la colline d’où ils avaient balayé les
marais.
— Si vous rentrez dans ce magma, monsieur, la foule va
vous avaler, et sait-on si vous reviendrez entier ?
L’officier qui commandait le piquet des grenadiers avait
remarqué la cocarde au chapeau de Sébastien, il tenait à l’avertir. Le jeune
homme n’avait aucun besoin de ce type de conseil, il constatait la catastrophe
mais une force le
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