Il neigeait
effilées comme du cristal. Napoléon est prêt à tout, même à
faire le coup de pistolet ; il se sent capable d’abandonner ses derniers
bagages et ses voitures pour tenter une percée dans les champs à la tête de sa
Garde. La Bérésina s’approche, reste à la passer. Il joue sa vie et son Empire
mais ne laissera aucun trophée à ses ennemis. La veille, il a organisé une
cérémonie mémorable ; il sait depuis Arcole que les hommes ont besoin
d’images fortes, qui soulèvent leur émotion et fortifient leur attachement. Les
porte-drapeaux des régiments délabrés étaient tous là, dans une plaine. Un
grand feu de charrettes fondait la neige. L’un après l’autre ils venaient y
jeter les aigles. Ils embrassaient l’emblème avant de le regarder se déformer,
se liquéfier dans les flammes ; beaucoup pleuraient. Un petit tambour
battait sa caisse, un officier saluait, sabre baissé. Plus tard, l’Empereur
avait confié à Caulaincourt qu’il préférait manger avec ses doigts que de
laisser aux Russes une seule fourchette à ses armes, aussi avait-il distribué à
chaque employé de sa maison la timbale et le couvert dont il usait aux repas de
la cantine impériale.
La voiture de Napoléon dépassait les premières maisons de
Borisov. Des hommes vigoureux, propres, sans barbes ni poux, en capotes neuves
et shakos à plumet, accueillaient avec consternation les miséreux de l’armée de
Moscou. Ils étaient saisis par un tel dénuement. Des aveugles, les yeux cuits
par la blancheur des neiges et la fumée piquante des bivouacs, se tenaient par
l’épaule. Des blessés boitaient, la main sur leur fusil comme sur une béquille.
Bras en écharpe, doigts gelés, oreilles tombées, voilà le troupeau des éclopés,
l’armée des larves. Les soldats d’Oudinot sortaient des rangs pour soutenir ces
frères, leur donner des habits, de la nourriture ; dans la confusion, les
survivants se ruaient sur les pains de munition, gloutons comme des chiens de
chasse, affalés dans la neige molle. L’Empereur n’avait rien vu au-delà de sa
Garde, il commençait à réaliser l’état lamentable des troupes qu’il ramenait à
l’ouest. Il entra dans la bicoque où son mobilier de campagne était déjà monté.
Il se posa sur un pliant, ne consulta pas les cartes déroulées sur la table.
Constant alluma sa lampe.
— Berthier ? demanda l’Empereur. Berthier, comment
sortir de là ?
Des larmes coulaient sur ses joues, il ne les essuyait même
pas de sa manche. Murat piétinait pour se réchauffer, il répondit à la place du
major général :
— Avec une escorte de Polonais, parce qu’ils savent la
région, nous remontons la Bérésina plus au nord. En cinq jours vous êtes à
Vilna.
— Mais l’armée ?
— Elle fera diversion, elle occupera les Russes.
L’Empereur hocha la tête. Il refusait cette proposition.
— Sire, reprit Berthier, vous avez maintes fois suggéré
qu’à Paris vous seriez plus utile à l’armée qu’au milieu d’elle.
— Pas avant qu’elle n’ait passé ce foutu fleuve !
— Ici, c’est impossible. Les cosaques fourmillent sur
l’autre rive. Koutouzov est informé, les crêtes vont se garnir de canons. Même
si nous réparons ce pont, il ne suffira pas, il faudrait des jours et des jours
pour que tout le monde traverse.
— J’avais demandé qu’on trouve des gués !
— Vous avez été obéi, sire.
— Où ? Montrez-moi.
Berthier expliqua que des Polonais de Victor avaient attrapé
le cheval d’un paysan. L’animal était mouillé jusqu’au ventre, il avait donc
franchi le fleuve quelque part. On avait trouvé le paysan, il avait montré le
gué.
— C’est en amont, en face de ce village, dit Berthier.
Il planta une épingle sur la carte.
— Faites le nécessaire, démolissez le village planche
par planche, amassez les matériaux pour construire au moins deux ponts, que les
pontonniers et les sapeurs soient demain à l’œuvre, là où la profondeur est
moindre.
L’état-major allait se retirer lorsque l’Empereur précisa sa
pensée :
— Faisons semblant de nous installer pour de bon à Borisov,
que les espions russes s’imaginent que nous voulons réparer leur pont.
Une fois seul, Napoléon mit le nez sur la carte et épela le
nom du fameux village : Studenka.
— Monsieur Constant, mon Voltaire !
Le valet de chambre faisait prendre un feu dans le poêle. Il
tira le volume d’une boîte oblongue, en acajou,
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