Il neigeait
où l’on rangeait les livres de
Sa Majesté dans des compartiments. L’Empereur feuilleta, s’arrêta sur un
chapitre lu et relu. C’était à Studenka que Charles XII avait franchi la
Bérésina. Il n’avait pas davantage de nouvelles de Suède que Napoléon de
France, son armée se défaisait. L’Empereur, une fois encore, confrontait ces
deux situations semblables à un siècle de distance. Voltaire écrivait sur le
Suédois ce qu’il aurait pu écrire sur l’ombre de la Grande Armée : Les
cavaliers n’avaient plus de bottes, les fantassins étaient sans souliers, et
presque sans habits. Ils étaient réduits à se faire des chaussures de peaux de
bêtes, comme ils pouvaient ; souvent ils manquaient de pain. On avait été réduit
à jeter presque tous les canons dans les marais et dans des rivières, faute de
chevaux pour les traîner… L’Empereur ferma le livre d’un geste bref, comme
si ce contact, à la longue, allait lui lancer un sort. D’une main glissée sous
ses gilets, il s’assura que le sachet de poison du docteur Yvan était bien
accroché à son cordon.
Le quartier général et la Garde s’installèrent dans le
château d’un prince Radziwill, à une lieue de la Bérésina. Les fermes de ce
domaine recélaient du fourrage, des bœufs, une quantité de légumes secs. Des
grenadiers armés protégeaient ce trésor qu’ils se réservaient ; ils
empêchaient l’accès aux fermes. Les autres régiments, le flot des traînards et
des civils n’avaient qu’à se dépatouiller, sans doute pourraient-ils quémander
des manteaux et de la farine aux intendants d’Oudinot et de Victor, bien
pourvus dans les magasins de Lituanie. C’est ainsi que les sentinelles
repoussèrent un petit barbu aux yeux cernés, affublé d’un chapeau rouge et d’un
col en hermine ; il avait quitté le cortège des civils et, avisant au
portail un drapeau de la Garde, n’avait pas hésité à s’y diriger.
— T’as rien à faire ici !
— Les dragons de la Garde…
— Toi, avec tes bajoues, t’appartiens à la
cavalerie ?
— Je n’ai pas dit ça, je voulais savoir si les dragons
de la Garde bivouaquent dans ce château.
— Toute la Garde mais rien que la Garde.
— Alors vous devez me laisser entrer.
— On t’a dit de décamper !
— Je suis le domestique du capitaine d’Herbigny.
— Il a pas de goût, ce capitaine.
— Mais vérifiez !
Le caporal qui commandait les sentinelles haussa les épaules
mais s’adressa à l’un des grenadiers :
— Va vérifier si ça existe, un capitaine Derini.
— D’Herbigny ! Brigade du général Saint-Sulpice.
— Si tu nous as raconté des bobards, mon gars, t’auras
une rossée.
— Dans le cas inverse, le capitaine risque de vous
frotter les côtes.
Le grenadier revint bientôt en compagnie d’un grand type en
bonnet turkoman que Paulin ne reconnut pas tout de suite. C’était par bonne
chance le cavalier Chantelouve ; il confirma l’emploi du domestique et
Paulin retrouva son maître. Ce dernier campait avec la brigade dans l’un des
corps de ferme, sur de la paille fraîche. Paulin laissa tomber son sac ;
le capitaine l’engueula comme à son habitude :
— Où étais-tu ?
— Je ne savais plus où vous étiez, Monsieur, j’ai bien
été obligé de fuir Krasnoïe avec les réfugiés…
— Chantelouve !
— Mon capitaine ?
— Donne des lentilles à cet idiot.
Dans cette brigade rétrécie par son nombre en escadron, les
rares dragons qui avaient conservé leurs montures les étrillaient. Paulin
s’empiffrait et le capitaine s’allongea dans la paille sans fermer les yeux.
Il se releva peu après au son des tambours. Dans la prairie
éclairée par la lune, des officiers d’état-major se hâtaient d’une ferme à une
grange pour alerter la Garde. Un colonel en manteau leva sa lanterne sous le
nez du capitaine d’Herbigny, qui reçut un ordre de mouvement pour s’en aller à
Studenka renforcer le 2 e corps d’Oudinot.
— Demain à l’aube ?
— Tout de suite.
— En pleine nuit ?
— Vous marcherez à la suite des gros bagages.
Il ne s’agissait pas de comprendre les ordres, ni leur
urgence, mais de les exécuter. D’Herbigny bouscula ses dragons ; ils se
massèrent devant le château où se garaient des voitures attelées. Le froid
revenait. Un bataillon de tirailleurs lanternait sans bouger, à peine
percevait-on parfois le bruit mat d’un fantassin mal
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